Anatole France
Les dieux ont soif
Calmann-Lévy, (p.1-360).
I
Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du Pont-Neuf, précédemment section HenriIV, s’était rendu de bon matin à l’ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai 1790, servait de siège à l’assemblée générale de la section. Cette église s’élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l’on avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise républicaine: «Liberté,Égalité, Fraternité ou la Mort.» ÉvaristeGamelin pénétra dans la nef: les voûtes, quiavaient entendu les clercs de la congrégation deSaint-Paul chanter en rochet les offices divins,voyaient maintenant les patriotes en bonnet rougeassemblés pour élire les magistrats municipaux etdélibérer sur les affaires de la section. Lessaints avaient été tirés de leurs niches etremplacés par les bustes de Brutus, deJean-Jacques et de Le Peltier. La table desDroits de l’Homme se dressait sur l’autel dépouillé.
C’est dans cette nef que, deux fois par semaine,de cinq heures du soir à onze heures, se tenaientles assemblées publiques. La chaire, ornée dudrapeau aux couleurs de la nation, servait detribune aux harangues. Vis-à-vis, du côté del’Épître, une estrade de charpentes grossièress’élevait, destinée à recevoir les femmes et lesenfants, qui venaient en assez grand nombre à cesréunions. Ce matin-là, devant un bureau, au piedde la chaire, se tenait, en bonnet rouge etcarmagnole, le menuisier de la place de Thionville,le citoyen Dupont aîné, l’un des douze du Comitéde surveillance. Il y avait sur le bureau unebouteille et des verres, une écritoire et un cahierde papier contenant le texte de la pétition quiinvitait la Convention à rejeter de son seinles vingt-deux membres indignes.
Évariste Gamelin prit la plume et signa.
— Je savais bien, dit le magistrat artisan, quetu viendrais donner ton nom, citoyen Gamelin.Tu es un pur. Mais la section n’est pas chaude;elle manque de vertu. J’aiproposé au Comité de surveillance de ne pointdélivrer de certificat de civisme à quiconque nesignerait pas la pétition.
— Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin,la proscription des traîtres fédéralistes. Ilsont voulu la mort de Marat: qu’ils périssent.
— Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c’estl’indifférentisme. Dans une section, qui contientneuf cents citoyens ayant droit de vote, il n’yen a pas cinquante qui viennent à l’assemblée.Hier, nous étions vingt-huit.
— Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, souspeine d’amende, les citoyens à venir.
— Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil,s’ils venaient tous, les patriotes seraient enminorité… Citoyen Gamelin, veux-tu boire unverre de vin à la santé des bons sans-culottes?…
Sur le mur de l’église, du côté de l’Évangile, onlisait ces mots, accompagnés d’une main noire dontl’index montrait le passage conduisant au cloître:Comité civil, Comité de surveillance, Comité de bienfaisance.Quelques pas plus avant, onatteignait la porte de la ci-devant sacristie, quesurmontait cette inscription: Comité militaire. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire duComité qui écrivait sur une grande table encombréede livres, de papiers, de lingots d’acier, decartouches et d’échantillons de terres salpêtrées.
— Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?
— Moi?… je me porte à merveille.
Le secrétaire du Comité militaire, FortunéTrubert, faisait invariablement cette réponse àceux qui s’inquiétaient de sa santé, moins pour lesinstruire de son étatque pour couper court à toute conversation sur cesujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride,les cheveux rares, les pommettes rouges, le dosvoûté. Opticien sur le quai des Orfèvres, il étaitpropriétaire d’une très ancienne maison qu’il avaitcédée en 91 à un vieux commis pour se dévouerà ses fonctions municipales. Une mère charmante,morte à vingt ans et dont quelques vieillards,dans le quartier, gardaient le touchant souvenir,lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés,sa pâleur, sa timidité. De son père, ingénieuropticien, fournisseur du roi, emporté par le mêmemal avant sa trentième année, il tenait un espritjuste et appliqué.
Sans s’arrêter d’écrire:
— Et toi, citoyen, comment vas-tu?
— Bien. Quoi de nouveau?
— Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici.
— Et la situation?
— La situation est toujours la même.
La situation était effroyable. La plus belle arméede la République investie dans Mayence;Valenciennes assiégée; Fontenay pris par lesVendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées,la frontière ouverte aux Espagnols; les deuxtiers des départements envahis ou soulevés; Parissous les canons autrichiens, sans argent, sans pain.
Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Lessections étant chargées par arrêté de la Communed’opérer la levée de douze mille hommes pour laVendée, il rédigeait des instructions relativesà l’enrôlement et l’armement du contingent que le«Pont-Neuf», ci-devant «HenriIV», devait fournir.Tous les fusils de munition devaient êtredélivrés aux réquisitionnaires. La garde nationalede la section serait armée de fusils de chasse etde piques.
— Je t’apporte, dit Gamelin, l’état des clochesqui doivent être envoyées au Luxembourg pour êtreconverties en canons.
Évariste Gamelin, bien qu’il ne possédât pas unsou, était inscrit parmi les membres actifs de lasection: la loi n’accordait cette prérogative qu’auxcitoyens assez riches pour payer une contributionde la valeur de trois journées de travail; etelle exigeait dix journées pour qu’un électeur fûtéligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprised’égalité et jalouse de son autonomie, tenait pourélecteur et pour éligible tout citoyen qui avaitpayé de ses deniers son uniforme de garde national.C’était le cas de Gamelin, qui était citoyen actifde sa section et membre du Comité militaire.
Fortuné Trubert posa sa plume:
— Citoyen Évariste, va donc à la Conventiondemander qu’on nous envoie des instructions pourfouiller le sol des caves, lessiver la terre et lesmoellons et recueillir le salpêtre. Ce n’est pastout que d’avoir des canons, il faut aussi de lapoudre.
Un petit bossu, la plume à l’oreille et des papiersà la main, entra dans la ci-devant sacristie.C’était le citoyen Beauvisage, du comité desurveillance.
— Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaisesnouvelles: Custine a évacué Landau.
— Custine est un traître! s’écria Gamelin.
— Il sera guillotiné, dit Beauvisage.
Trubert, de sa voix un peu haletante, s’exprimaavec son calme ordinaire:
— La Convention n’a pas créé un Comité de salutpublic pour des prunes. La conduite de Custine y seraexaminée. Incapable ou traître, il sera remplacépar un général résolu à vaincre, et ça ira!
Il feuilleta des papiers et y promena le regard deses yeux fatigués:
— Pour que nos soldats fassent leur devoir sanstrouble ni défaillance, il faut qu’ils sachent que lesort de ceux qu’ils ont laissés dans leur foyerest assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin,tu demanderas avec moi, à la prochaine assemblée,que le Comité de bienfaisance se concerte avec leComité militaire pour secourir les famillesindigentes qui ont un parent à l’armée.
Il sourit et fredonna:
— Ça ira! ça ira!…
Travaillant douze et quatorze heures par jour,devant sa table de bois blanc, à la défense de lapatrie en péril, cet humble secrétaire d’un comitéde section ne voyait point de disproportion entrel’énormité de la tâche et la petitesse de ses moyens,tant il se sentait uni dans un commun effort àtous les patriotes, tant il faisait corps avec lanation, tant sa vie se confondait avec la vie d’ungrand peuple. Il était de ceux, qui, enthousiasteset patients, après chaque défaite, préparaientle triomphe impossible et certain. Aussi bienleur fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, quiavaient détruit la royauté, renversé le vieuxmonde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cetÉvariste Gamelin, peintre obscur, n’attendaientpoint de merci de leurs ennemis. Ils n’avaientde choix qu’entre la victoire et la mort. De làleur ardeur et leur sérénité.
II
Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelins’achemina vers la place Dauphine, devenue placede Thionville, en l’honneur d’une citéinexpugnable.
Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris,cette place avait perdu depuis près d’un siècle sabelle ordonnance: les hôtels construits sur lestrois faces, au temps de HenriIV, uniformémenten brique rouge avec chaînes de pierre blanche,pour des magistrats magnifiques, maintenant, ayantéchangé leurs nobles toits d’ardoises contre deuxou trois misérables étages en plâtras, ou mêmerasés jusqu’à terre et remplacés sans honneur pardes maisons mal blanchies à la chaux, n’offraientplus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu’égayaient des pots de fleurs, descages d’oiseaux et des linges qui séchaient. Là,logeait une multitude d’artisans, bijoutiers,ciseleurs, horlogers, opticiens, imprimeurs,lingères, modistes, blanchisseuses, et quelquesvieux hommes de loi qui n’avaient point été emportésdans la tourmente avec la justice royale.
C’était le matin et c’était le printemps. De jeunesrayons de soleil enivrants comme du vin doux,riaient sur les murs et se coulaient gaîment dansles mansardes. Les châssis des croisées à guillotineétaient tous soulevés et l’on voyait au-dessousles têtes échevelées des ménagères. Le greffierdu tribunal révolutionnaire, sorti de la maisonpour se rendre à son poste, tapotait en passant lesjoues des enfants qui jouaient sous les arbres. Onentendait crier sur le Pont-Neuf la trahison del’infâme Dumouriez.
Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quaide l’Horloge, une maison qui datait de HenriIVet aurait fait encore assez bonne figure sans unpetit grenier couvert de tuiles dont on l’avaitexhaussée sous l’avant-dernier tyran. Pourapproprier l’appartement de quelque vieuxparlementaire aux convenances des famillesbourgeoises et artisanes qui y logeaient, on avaitmultiplié les cloisons et les soupentes. C’estainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur,nichait dans un entresol fort abrégé en hauteurcomme en largeur, où on le voyait par la portevitrée, les jambes croisées sur son établi et lanuque au plancher, cousant un uniforme de gardenational, tandis que la citoyenne Remacle, dontle fourneau n’avait pour cheminée que l’escalier,empoisonnait les locataires de la fumée de sesragoûts et de ses fritures, et que, sur le seuilde la porte, la petite Joséphine, leur fille,barbouillée de mélasse et belle comme le jour,jouait avec Mouton, le chien du menuisier. Lacitoyenne Remacle, abondante de cœur, de poitrineet de reins, passait pour accorder ses faveurs àson voisin le citoyen Dupont aîné, l’un des douzedu Comité de surveillance. Son mari, tout du moins,l’en soupçonnait véhémentement et les épouxRemacle emplissaient la maison des éclats alternésde leurs querelles et de leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient occupéspar le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait saboutique sur le quai de l’Horloge, par un officierde santé, par un homme de loi, par un batteur d’oret par plusieurs employés du Palais.
Évariste Gamelin monta l’escalier antique jusqu’auquatrième et dernier étage, où il avait son atelieravec une chambre pour sa mère. Là finissaient lesdegrés de bois garnis de carreaux qui avaientsuccédé aux grandes marches de pierre des premiersétages. Une échelle appliquée au mur, conduisaità un grenier d’où descendait pour lors un groshomme assez vieux, d’une belle figure rose etfleurie, qui tenait péniblement embrassé unénorme ballot, et fredonnait toutefois: J’ai perdu mon serviteur.
S’arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisementle bonjour à Gamelin, qui le salua fraternellementet l’aida à descendre son paquet, ce dont levieillard lui rendit grâces.
— Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau,des pantins que je vais de ce pas livrer à unmarchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en aici tout un peuple: ce sont mes créatures; ellesont reçu de moi un corps périssable, exempt dejoies et de souffrances. Je ne leur ai pas donnéla pensée, car je suis un Dieu bon.
C’était le citoyen Maurice Brotteaux, ancientraitant, ci-devant noble: son père, enrichi dansles partis, avait acheté une savonnette à vilain. Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommaitmonsieur des Ilettes et donnait, dans son hôtelde la rue de la Chaise, des soupers fins que labelle madame de Rochemaure, épouse d’un procureur,illuminait de ses yeux, femme accomplie, dont lafidélité honorable ne se démentit point tant que laRévolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettesses offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, sonnom. La Révolution les lui enleva. Il gagna sa vieà peindre des portraits sous les portes cochères,à faire des crêpes et des beignets sur le quai de laMégisserie, à composer des discours pour lesreprésentants du peuple et à donner des leçons dedanse aux jeunes citoyennes. Présentement, dansson grenier, où l’on se coulait par une échelleet où l’on ne pouvait se tenir debout, MauriceBrotteaux, riche d’un pot de colle, d’un paquetde ficelles, d’une boîte d’aquarelle et de quelquesrognures de papier, fabriquait des pantins qu’ilvendait à de gros marchands de jouets, qui lesrevendaient aux colporteurs, qui les promenaientpar les Champs-Élysées, au bout d’une perche,brillants objets des désirs des petits enfants. Aumilieu des troubles publics et dans la grandeinfortune dont il était lui-mêmeaccablé, il gardait une âme sereine, lisant pourse récréer son Lucrèce, qu’il portaitconstamment dans la poche béante de sa redingotepuce.
Évariste Gamelin poussa la porte de son logis,qui céda tout de suite. Sa pauvreté lui épargnaitle souci des serrures, et quand sa mère, par habitude, tirait le verrou, il lui disait: «Àquoi bon? On ne vole pas les toiles d’araignée…et les miennes pas davantage.» Dans son ateliers’entassaient, sous une couche épaisse depoussière ou retournées contre le mur, les toilesde ses débuts, alors qu’il traitait, selon la mode,des scènes galantes, caressait d’un pinceau lisseet timide des carquois épuisés et des oiseauxenvolés, des jeux dangereux et des songes debonheur, troussait des gardeuses d’oies et fleurissaitde roses le sein des bergères.
Mais cette manière ne convenait point à sontempérament. Ces scènes, froidement traitées,attestaient l’irrémédiable chasteté du peintre. Lesamateurs ne s’y étaient pas trompés et Gamelinn’avait jamais passé pour un artiste érotique.Aujourd’hui, bien qu’il n’eût pas encore atteintla trentaine, ces sujets lui semblaient dater d’untemps immémorial. Il y reconnaissait la dépravationmonarchique et l’effet honteux de la corruption descours. Il s’accusait d’avoir donné dans ce genreméprisable et montré un génie avili par l’esclavage.Maintenant, citoyen d’un peuple libre, ilcharbonnait d’un trait vigoureux des Libertés, desDroits de l’Homme, des Constitutions françaises,des Vertus républicaines, des Hercules populairesterrassant l’Hydre de la Tyrannie, et mettaitdans toutes ces compositions toute l’ardeur de sonpatriotisme. Hélas! il n’y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais pour les artistes. Ce n’était pas, sansdoute, la faute de la Convention, qui lançait detoutes parts des armées contre les rois, qui, fière,impassible, résolue devant l’Europe conjurée,perfide et cruelle envers elle-même, se déchiraitde ses propres mains, qui mettait la terreur àl’ordre du jour, instituait pour punir lesconspirateurs un tribunal impitoyable auquel elleallait donner bientôt ses membres à dévorer, et quidans le même temps, calme, pensive, amie de lascience et de la beauté, réformait le calendrier,créait des écoles spéciales, décrétait des concoursde peinture et de sculpture, fondait des prixpour encourager les artistes, organisait des salonsannuels, ouvrait le Muséum et, à l’exempled’Athènes et de Rome, imprimait un caractèresublime à la célébration des fêtes et des deuilspublics. Mais l’art français, autrefois si répanduen Angleterre, en Allemagne, en Russie, enPologne, n’avait plus de débouchés à l’étranger.Les amateurs de peinture, les curieux d’art, grandsseigneurs et financiers, étaient ruinés, avaientémigré ou se cachaient. Les gens que la Révolutionavait enrichis, paysans acquéreurs de biensnationaux, agioteurs, fournisseurs aux armées, croupiers du Palais-Royal, n’osaient encore montrerleur opulence et, d’ailleurs, ne se souciaientpoint de peinture. Il fallait ou la réputation deRegnault ou l’adresse du jeune Gérard pour vendreun tableau. Greuze, Fragonard, Houin, étaientréduits à l’indigence. Prud’hon nourrissaitpéniblement sa femme et ses enfants en dessinantdes sujets que Copia gravait au pointillé. Lespeintres patriotes Hennequin, Wicar,Topino-Lebrun, souffraient la faim. Gamelin,incapable de faire les frais d’un tableau, nepouvant ni payer le modèle, ni acheter des couleurs,laissait à peine ébauchée sa vaste toile du Tyran poursuivi aux Enfers par les Furies. Ellecouvrait la moitié de l’atelier de figures inachevéeset terribles, plus grandes que nature, et d’unemultitude de serpents verts dardant chacun deuxlangues aiguës et recourbées. On distinguait aupremier plan, à gauche, un Charon maigre et farouchedans sa barque, morceau puissant et d’un beau dessin,mais qui sentait l’école. Il y avait bien plus degénie et de naturel dans une toile de moindresdimensions, également inachevée, qui était pendueà l’endroit le mieux éclairé de l’atelier. C’étaitun Oreste que sa sœur Électre soulevait sur sonlit de douleur. Et l’on voyait la jeune filleécarter d’un geste touchant les cheveux emmêlés qui voilaient les yeux de son frère. La tête d’Oresteétait tragique et belle et l’on y reconnaissaitune ressemblance avec le visage du peintre.
Gamelin regardait souvent d’un œil attristé cettecomposition; parfois ses bras frémissant du désirde peindre se tendaient vers la figure largementesquissée d’Électre et retombaient impuissants. L’artiste était gonflé d’enthousiasme et son âmetendue vers de grandes choses. Mais il lui fallaits’épuiser sur des ouvrages de commande qu’ilexécutait médiocrement, parce qu’il devaitcontenter le goût du vulgaire et aussi parce qu’ilne savait point imprimer aux moindres choses lecaractère du génie. Il dessinait de petitescompositions allégoriques, que son camarade Desmahisgravait assez adroitement en noir ou en couleurset que prenait à bas prix un marchandd’estampes de la rue Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal en pis,disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulaitplus rien acheter.
Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessitérendait ingénieux, venait de concevoir une inventionheureuse et neuve, du moins le croyait-il, quidevait faire la fortune du marchand d’estampes,du graveur et la sienne; un jeu de cartes patriotiquedans lequel aux rois, aux dames, aux valets del’ancien régime il substituait des Génies, desLibertés, des Égalités. Il avait déjà esquissé toutesses figures, il en avait terminé plusieurs, et ilétait pressé de livrer à Desmahis celles qui setrouvaient en état d’être gravées. La figure qui luiparaissait la mieux venue représentait un volontairecoiffé du tricorne, vêtu d’un habit bleu à parementsrouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,assis sur une caisse, les pieds sur une pile deboulets, son fusil entre les jambes. C’était le«citoyen de cœur», remplaçant le valet de cœur.Depuis plus de six mois Gamelin dessinait desvolontaires, et toujours avec amour. Il en avaitvendu quelques-uns, aux jours d’enthousiasme.Plusieurs pendaient au mur de l’atelier. Cinq ousix, à l’aquarelle, à la gouache, aux deux crayons,traînaient sur la table et sur les chaises. Au moisde juillet 92, lorsque s’élevaient sur toutes lesplaces de Paris des estrades pour les enrôlements,quand tous les cabarets, ornés de feuillage,retentissaient des cris de «Vive la Nation! Vivrelibre ou mourir!» Gamelin ne pouvait passer surle Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans queson cœur bondît vers la tente pavoisée souslaquelle des magistrats enécharpe inscrivaient les volontaires au son dela Marseillaise. Mais en rejoignant les arméesil eût laissé sa mère sans pain.
Précédée du bruit de son souffle péniblementexpiré, la citoyenne veuve Gamelin entra dansl’atelier, suante, rougeoyante, palpitante, lacocarde nationale négligemment pendue à sonbonnet et prête à s’échapper. Elle posa son paniersur une chaise et, plantée debout pour mieuxrespirer, gémit de la cherté des vivres.
Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain,à l’enseigne de «la Ville de Châtellerault»,tant qu’avait vécu son époux, et maintenant pauvreménagère, la citoyenne Gamelin vivait retiréechez son fils le peintre. C’était l’aîné de sesdeux enfants. Quant à sa fille Julie, naguèredemoiselle de modes rue Honoré, le mieux étaitd’ignorer ce qu’elle était devenue, car il n’étaitpas bon de dire qu’elle avait émigré avec unaristocrate.
— Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrantà son fils une miche de pâte épaisse et bise,le pain est hors de prix; encore s’en faut-ilbien qu’il soit de pur froment. On ne trouve aumarché ni œufs, ni légumes, ni fromages. À forcede manger des châtaignes, nous deviendrons châtaignes.
Après un long silence, elle reprit:
— J’ai vu dans la rue des femmes qui n’avaient pas dequoi nourrir leurs petits enfants. La misère estgrande pour le pauvre monde. Et il en sera ainsitant que les affaires ne seront pas rétablies.
— Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil,la disette dont nous souffrons est due auxaccapareurs et aux agioteursqui affament le peuple et s’entendent avec lesennemis du dehors pour rendre la République odieuseaux citoyens et détruire la liberté. Voilà oùaboutissent les complots des Brissotins, lestrahisons des Pétion et des Roland! Heureux encoresi les fédéralistes en armes ne viennent pasmassacrer, à Paris, les patriotes que la faminene détruit pas assez vite! Il n’y a pas de tempsà perdre: il faut taxer la farine et guillotinerquiconque spécule sur la nourriture du peuple,fomente l’insurrection ou pactise avec l’étranger.La Convention vient d’établir un tribunalextraordinaire pour juger les conspirateurs. Il estcomposé de patriotes; mais ses membres auront-ilsassez d’énergie pour défendre la patrie contre tousses ennemis? Espérons en Robespierre: il estvertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aimele peuple, discerne ses véritables intérêts et lessert. Il fut toujours le premier à démasquer lestraîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptibleet sans peur. Lui seul est capable de sauver laRépublique en péril.
La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomberde son bonnet sa cocarde négligée.
— Laisse donc, Évariste: ton Marat est un hommecomme les autres, et qui ne vaut pas mieux que lesautres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce que tudis aujourd’hui de Marat, tu l’as dit autrefoisde Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.
— Jamais! s’écria Gamelin, sincèrement oublieux.
Ayant dégagé un bout de la table de bois blancencombrée de papiers, de livres, de brosses et decrayons, la citoyenne y posa la soupière de faïence,deux écuellesd’étain, deux fourchettes de fer, la miche de painbis et un pot de piquette.
Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence etils finirent leur dîner par un petit morceau delard. La mère, ayant mis son fricot sur son pain,portait gravement sur la pointe de son couteau depoche les morceaux à sa bouche édentée et mâchaitavec respect des aliments qui avaient coûté cher.
Elle avait laissé dans le plat le meilleur à sonfils, qui restait songeur et distrait.
— Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalleségaux, mange.
Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravitéd’un précepte religieux.
Elle recommença ses lamentations sur la cherté desvivres. Gamelin réclama de nouveau la taxe commele seul remède à ces maux.
Mais elle:
— Il n’y a plus d’argent. Les émigrés ont toutemporté. Il n’y a plus de confiance. C’est àdésespérer de tout.
— Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s’écriaGamelin. Qu’importent nos privations, nos souffrancesd’un moment! La Révolution fera pour les siècles lebonheur du genre humain.
La bonne dame trempa son pain dans son vin: sonesprit s’éclaircit et elle songea en souriant autemps de sa jeunesse, quand elle dansait sur l’herbeà la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jouroù Joseph Gamelin, coutelier de son état, l’avaitdemandée en mariage. Et elle conta par le menucomment les choses s’étaient passées. Samère lui avait dit: «Habille-toi. Nous allons sur laplace de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens.»Elles eurent grand’peine à se frayer un chemin à traversla foule des curieux. Dans le magasin de M.Bienassis la jeune fille avait trouvé JosephGamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avaitcompris tout de suite de quoi il retournait. Toutle temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pour voirle régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiréà quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin,debout derrière elle, n’avait pas cessé de lacomplimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.
Elle vida le fond de son verre et continua de seremémorer sa vie.
— Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je nem’y attendais, par suite d’une frayeur que j’eus,étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je faillis êtrerenversée par des curieux, qui couraient àl’exécution de M. de Lally. Tu étais sipetit, à ta naissance, que le chirurgien croyait quetu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieume ferait la grâce de te conserver. Je t’élevaide mon mieux, ne ménageant ni les soins ni ladépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tum’en témoignas de la reconnaissance et que, dèsl’enfance, tu cherchas à m’en récompenser selontes moyens. Tu étais d’un naturel affectueux etdoux. Ta sœur n’avait pas mauvais cœur; mais elleétait égoïste et violente. Tu avais plus de pitiéqu’elle des malheureux. Quand les petits polissonsdu quartier dénichaient des nids dans les arbres,tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillonspour les rendre à leur mère, et bien souvent tu n’yrenonçais que foulé aux pieds et cruellement battu. À l’âge de sept ans, au lieu de te quereller avecde mauvais sujets, tu allais tranquillement dans larue en récitant ton catéchisme; et tous les pauvresque tu rencontrais, tu les amenais à la maison pourles secourir, tant que je fus obligée de te fouetterpour t’ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir unêtre souffrir sans verser des larmes. Quand tu eusachevé ta croissance, tu devins très beau. À magrande surprise, tu ne semblais pas le savoir, trèsdifférent en cela de la plupart des jolis garçons,qui sont coquets et vains de leur figure.
La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu àvingt ans un visage grave et charmant, une beauté àla fois austère et féminine, les traits d’uneMinerve. Maintenant ses yeux sombres et ses jouespâles exprimaient une âme triste et violente. Maisson regard, lorsqu’il le tourna sur sa mère, repritpour un moment la douceur de la première jeunesse.
Elle poursuivit:
— Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courirles filles, mais tu te plaisais à rester près de moi,à la boutique, et il m’arrivait parfois de te direde te retirer de mes jupes et d’aller un peu tedégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit demort je te rendrai ce témoignage, Évariste, que tues un bon fils. Après le décès de ton père, tu m’asprise courageusement à ta charge; bien que ton étatne te rapporte guère, tu ne m’as jamais laisséemanquer de rien, et, si nous sommes aujourd’hui tousdeux dépourvus et misérables, je ne puis te lereprocher: la faute en est à la Révolution.
Il fit un geste de reproche; mais elle haussa lesépaules et poursuivit.
— Je ne suis pas une aristocrate. J’ai connu lesgrands dans toute leur puissance et je puis direqu’ils abusaient de leurs privilèges. J’ai vu tonpère bâtonné par les laquais du duc de Canaleillesparce qu’il ne se rangeait pas assez vite sur lepassage de leur maître. Je n’aimais pointl’Autrichienne: elle était trop fière et faisaittrop de dépenses. Quant au roi, je l’ai cru bon, etil a fallu son procès et sa condamnation pour mefaire changer d’idée. Enfin je ne regrette pasl’ancien régime, bien que j’y aie passé quelquesmoments agréables. Mais ne me dis pas que laRévolution établira l’égalité, parce que les hommesne seront jamais égaux; ce n’est pas possible, etl’on a beau mettre le pays sens dessus dessous: ily aura toujours des grands et des petits, des graset des maigres.
Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle.Le peintre ne l’écoutait plus. Il cherchait lasilhouette d’un sans-culotte, en bonnet rouge eten carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes,remplacer le valet de pique condamné.
On gratta à la porte et une fille, une campagnarde,parut, plus large que haute, rousse, bancale, uneloupe lui cachant l’œil gauche, l’œil droit d’unbleu si pâle qu’il en paraissait blanc, les lèvresénormes et les dents débordant les lèvres.
Elle demanda à Gamelin si c’était lui le peintre ets’il pouvait lui faire un portrait de son fiancé,Ferrand (Jules), volontaire à l’armée des Ardennes.
Gamelin répondit qu’il ferait volontiers ce portraitau retour du brave guerrier.
La fille demanda avec une douceur pressante que cefût tout de suite.
Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu’il nepouvait rien faire sans le modèle.
La pauvre créature ne répondit rien: elle n’avait pasprévu cette difficulté. La tête inclinée sur l’épaulegauche, les mains jointes sur le ventre, elledemeurait inerte et muette et semblait accablée dechagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, lepeintre, pour distraire la malheureuse amante, luimit dans la main un des volontaires qu’il avaitpeints à l’aquarelle et lui demanda s’il était faitainsi, son fiancé des Ardennes.
Elle appliqua sur le papier le regard de son œilmorne, qui lentement s’anima, puis brilla, etresplendit; sa large face s’épanouit en un radieuxsourire.
— C’est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin;c’est Ferrand (Jules) au naturel, c’est Ferrand(Jules) tout craché.
Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuilledes mains, elle la plia soigneusement de ses grosdoigts rouges et en fit un tout petit carré qu’ellecoula sur son cœur, entre le busc et la chemise,remit à l’artiste un assignat de cinq livres,souhaita le bonsoir à la compagnie et sortitclochante et légère.
III
Dans l’après-midi du même jour, Évariste se renditchez le citoyen Jean Blaise, marchand d’estampes,qui vendait aussi des boîtes, des cartonnages ettoutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis del’Oratoire, proche les Messageries, à l’Amour peintre.Le magasin s’ouvrait au rez-de-chausséed’une maison vieille de soixante ans, par une baiedont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu.Le cintre de cette baie était rempli par unepeinture à l’huile représentant «le Sicilien oul’Amour peintre», d’après une composition de Boucher,que lepère de Jean Blaise avait fait poser en 1770 etqu’effaçaient depuis lors le soleil et la pluie. Dechaque côté de la porte, une baie semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitresaussi grandes qu’il s’en était pu trouver, offraitaux regards les estampes à la mode et les dernièresnouveautés de la gravure en couleurs. On y voyait,ce jour-là, des scènes galantes traitées avec unegrâce un peu sèche par Boilly, Leçons d’amour conjugal et Douces résistances, dontse scandalisaient les Jacobins et que les pursdénonçaient à la Société des arts; la Promenade publique de Debucourt, avec un petit-maîtreen culotte serin, étalé sur trois chaises, des chevauxdu jeune Carle Vernet, des aérostats, le Bain de Virginie et des figures d’après l’antique.
Parmi les citoyens dont le flot coulait devant lemagasin, c’étaient les plus déguenillés quis’arrêtaient le plus longtemps devant les deux bellesvitrines, prompts à se distraire, avides d’imageset jaloux de prendre, du moins par les yeux, leurpart des biens de ce monde; ils admiraient bouchebéante, tandis que les aristocrates donnaientun coup d’œil, fronçaient le sourcil et passaient.
Du plus loin qu’il put l’apercevoir, Évariste levases regards vers une des fenêtres qui s’ouvraientau-dessus du magasin, celle de gauche, où il y avaitun pot d’œillets rouges derrière le balcon de fer àcoquille. Cette fenêtre éclairait la chambred’Élodie, fille de Jean Blaise. Le marchandd’estampes habitait avec son unique enfant le premierétage de la maison.
Évariste, s’étant arrêté un moment, comme pourprendre haleine devant l’Amour peintre,tourna le bec-de-cane.Il trouva la citoyenne Élodie qui, ayant vendu desgravures, deux compositions de Fragonard fils etde Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoupd’autres, avant d’enfermer dans la caisse lesassignats qu’elle venait de recevoir, les passaitl’un après l’autre entre ses beaux yeux et le jour,pour en examiner les pontuseaux, les vergeures etle filigrane, inquiète, car il circulait autantde faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoupau commerce. Comme autrefois ceux qui imitaientla signature du roi, les contrefacteurs de lamonnaie nationale étaient punis de mort; cependanton trouvait des planches à assignats dans toutes lescaves; les Suisses introduisaient de faux assignatspar millions; on les jetait par paquets dans lesauberges; les Anglais en débarquaient tous les joursdes ballots sur nos côtes pour discréditer laRépublique et réduire les patriotes à la misère,Élodie craignait de recevoir du mauvais papier etcraignait plus encore d’en passer et d’être traitéecomme complice de Pitt, s’en fiant toutefois à sachance et sûre de se tirer d’affaire en touterencontre.
Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux quetous les sourires exprime l’amour. Elle le regardaavec une moue un peu moqueuse qui retroussait sesyeux noirs, et cette expression lui venait de cequ’elle se savait aimée et qu’elle n’était pas fâchéede l’être et de ce que cette figure-là irrite unamoureux, l’excite à se plaindre, l’induit à sedéclarer s’il ne l’a pas encore fait, ce qui étaitle cas d’Évariste.
Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira desa corbeille à ouvrage une écharpe blanche, qu’elleavaitcommencé de broder, et se mit à travailler. Elleétait laborieuse et coquette, et comme, d’instinct,elle maniait l’aiguille pour plaire en même tempsque pour se faire une parure, elle brodait defaçons différentes selon ceux qui la regardaient:elle brodait nonchalamment pour ceux à qui ellevoulait communiquer une douce langueur; ellebrodait capricieusement pour ceux qu’elle s’amusaità désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soinpour Évariste, en qui elle désirait entretenirun sentiment sérieux.
Élodie n’était ni très jeune ni très jolie. Onpouvait la trouver laide au premier abord. Brune,le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blancnoué négligemment autour de sa tête et d’oùs’échappaient les boucles azurées de sa chevelure,ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En sonvisage rond, aux pommettes saillantes, riant, unpeu camus, agreste et voluptueux, le peintreretrouvait la tête du faune Borghèse, dont iladmirait, sur un moulage, la divine espièglerie.De petites moustaches donnaient de l’accent à seslèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé detendresse soulevait le fichu croisé à la mode del’année. Sa taille souple, ses jambes agiles,tout son corps robuste se mouvaient avec des grâcessauvages et délicieuses. Son regard, son souffle,les frissons de sa chair, tout en elle demandaitle cœur et promettait l’amour. Derrière le comptoirde marchande, elle donnait l’idée d’une nymphe dela danse, d’une bacchante d’Opéra, dépouillée desa peau de lynx, de son thyrse et de ses guirlandesde lierre, contenue, dissimulée par enchantementdans l’enveloppe modeste d’une ménagère de Chardin.
— Mon père n’est pas à la maison, dit-elle aupeintre; attendez-le un moment: il ne tardera pasà rentrer.
Les petites mains brunes faisaient courir l’aiguilleà travers le linon.
— Trouvez-vous ce dessin à votre goût, MonsieurGamelin?
Gamelin était incapable de feindre. Et l’amour, enenflammant son courage, exaltait sa franchise.
— Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, sivous voulez que je vous le dise, le dessin qui vous aété tracé n’est pas assez simple, assez nu, et seressent du goût affecté qui régna trop longtempsen France dans l’art de décorer les étoffes, lesmeubles, les lambris; ces nœuds, ces guirlandesrappellent le style petit et mesquin qui fut enfaveur sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nousrevenons de loin. Du temps de l’infâme LouisXV,la décoration avait quelque chose de chinois. Onfaisait des commodes à gros ventre, à poignéescontournées d’un aspect ridicule, qui ne sont bonnesqu’à être mises au feu pour chauffer les patriotes;la simplicité seule est belle. Il faut revenir àl’antique. David dessine des lits et des fauteuilsd’après les vases étrusques et les peinturesd’Herculanum.
— J’ai vu de ces lits et de ces fauteuils, ditÉlodie, c’est beau! Bientôt on n’en voudra pasd’autres. Comme vous, j’adore l’antique.
— Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviezorné cette écharpe d’une grecque, de feuilles delierre, de serpents ou de flèches entrecroisées,elle eût été digne d’une Spartiate… et de vous.Vous pouvez cependant garder ce modèle en lesimplifiant, en le ramenant à la ligne droite.
Elle lui demanda ce qu’il fallait ôter.
Il se pencha sur l’écharpe: ses joues effleurèrentles boucles d’Élodie. Leurs mains se rencontraientsur le linon, leurs souffles se mêlaient. Évaristegoûtait en ce moment une joie infinie; mais,sentant près de ses lèvres les lèvres d’Élodie, ilcraignait d’avoir offensé la jeune fille et seretira brusquement.
La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Ellele trouvait superbe avec ses grands yeux ardents, sonbeau visage ovale, sa pâleur, ses abondantscheveux noirs, partagés sur le front et tombantà flots sur ses épaules, son maintien grave, sonair froid, son abord sévère, sa parole ferme, quine flattait point. Et, comme elle l’aimait, ellelui prêtait un fier génie d’artiste qui éclateraitun jour en chefs-d’œuvre et rendrait son nomcélèbre, et elle l’en aimait davantage. La citoyenneBlaise n’avait pas un culte pour la pudeur virile,sa morale n’était pas offensée de ce qu’un hommecédât à ses passions, à ses goûts, à ses désirs;elle aimait Évariste, qui était chaste; elle nel’aimait pas parce qu’il était chaste; mais elletrouvait à ce qu’il le fût l’avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point craindre de rivales.
Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si l’Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du jeune héros, c’était avec l’espoir d’en triompher et elle eût bientôt gémi d’une sévérité de mœurs qu’il n’eût point adoucie pour elle. Et, dès qu’elle en trouva l’occasion, elle se déclara plus qu’à demi, pour le contraindre à se déclarer lui-même. À l’exemple de cette tendre Aricie, la citoyenne Blaise n’était pas très éloignée de croire qu’en amour la femme est tenue à faire des avances. «Les plus aimants, se disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d’aide et d’encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu’une femme peut faire la moitié du chemin et même davantage sans qu’ils s’en aperçoivent, en leur ménageant les apparences d’une attaque audacieuse et la gloire de la conquête.» Ce qui la tranquillisait sur l’issue de l’affaire, c’est qu’elle savait avec certitude (et aussi n’y avait-il pas de doute à ce sujet) qu’Évariste, avant que la Révolution l’eût héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la concierge de l’académie.
Élodie, qui n’était point une ingénue, concevait différentes sortes d’amour. Le sentiment que luiinspirait Évariste était assez profond pour qu’ellepensât lui engager sa vie. Elle était toute disposéeà l’épouser, mais s’attendait à ce que son pèren’approuvât pas l’union de sa fille unique avec unartiste obscur et pauvre. Gamelin n’avait rien; lemarchand d’estampes remuait de grosses sommes d’argent.L’Amour peintrelui rapportait beaucoup, l’agioplus encore, et il s’était associé à un fournisseurqui livrait à la cavalerie de la République desbottes de jonc et de l’avoine mouillée. Enfin, lefils du coutelier de la rue Saint-Dominique étaitun mince personnage auprès de l’éditeur d’estampesconnu dans toute l’Europe, apparenté aux Blaizot,aux Basan, aux Didot, et qui fréquentait chezles citoyens Saint-Pierre et Florian. Ce n’est pasqu’en fille obéissante elle tînt le consentementde son père pour nécessaire à son établissement.Le père, veuf de bonne heure, d’humeur avide etlégère, grandcoureur de filles, grand brasseur d’affaires, nes’était jamais occupé d’elle, l’avait laissé grandirlibre, sans conseils, sans amitié, soucieux nonde surveiller, mais d’ignorer la conduite de cettefille, dont il appréciait en connaisseur letempérament fougueux et les moyens de séductionbien autrement puissants qu’un joli visage. Tropgénéreuse pour se garder, trop intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d’aimer nelui avait jamais fait oublier les convenancessociales. Son père lui savait un gré infini de cetteprudence; et, comme elle tenait de lui le sensdu commerce et le goût des entreprises, il nes’inquiétait pas des raisons mystérieuses quidétournaient du mariage une fille si nubile et laretenaient à la maison, où elle valait unegouvernante et quatre commis. À vingt-sept ans, ellese sentait d’âge et d’expérience à faire sa vieelle-même et n’éprouvait nul besoin de demanderles conseils ou de suivre la volonté d’un père jeune,facile et distrait. Mais pour qu’elle épousâtGamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sortà ce gendre pauvre, l’intéressât à la maison,lui assurât des travaux comme il en assurait àplusieurs artistes, enfin, d’une manière ou d’uneautre, lui créât des ressources; et cela, ellejugeait impossible que l’un offrît, que l’autreacceptât, tant il y avait peu de sympathie entreces deux hommes.
Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie.Elle envisageait sans terreur l’idée de s’unir à sonami par des liens secrets et de prendre l’auteurde la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle.Sa philosophie ne trouvait pas condamnable une telleunion que l’indépendance où elle vivait rendaitpossible et à laquelle le caractère honnête et vertueux d’Évariste donneraitune force rassurante; mais Gamelin avaitgrand’peine à subsister et à soutenir la vie de savieille mère: il ne semblait pas qu’il y eût dansune existence si étroite place pour un amourmême réduit à la simplicité de la nature. D’ailleursÉvariste n’avait pas encore déclaré ses sentimentsni fait part de ses intentions. La citoyenneBlaise espérait bien l’y obliger avant peu.
Elle arrêta du même coup ses méditations et sonaiguille:
— Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne meplaira qu’autant qu’elle vous plaira à vous-même.Dessinez-moi un modèle, je vous prie. En l’attendant,je déferai comme Pénélope ce qui a été fait envotre absence.
Il répondit avec un sombre enthousiasme:
— Je m’y engage, citoyenne. Je vous dessinerai leglaive d’Harmodius: une épée dans une guirlande.
Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et desfleurs dans ce style sobre et nu, qu’il aimait. Et,en même temps, il exposait ses doctrines.
— Les Français régénérés, disait-il, doivent répudiertous les legs de la servitude: le mauvais goût,la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau,Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyranset pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nulsentiment du bon style ni de la ligne pure; nullepart la nature ni la vérité. Des masques, despoupées, des chiffons, des singeries. La postéritéméprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans,tous les tableaux de Watteau auront péri méprisésdans les greniers; en 1893, les étudiants enpeinture recouvriront deleurs ébauches les toiles de Boucher. Davida ouvert la voie: il se rapproche de l’antique;mais il n’est pas encore assez simple, assez grand,assez nu. Nos artistes ont encore bien des secretsà apprendre des frises d’Herculanum, desbas-reliefs romains, des vases étrusques.
Il parla longtemps de la beauté antique, puisrevint à Fragonard, qu’il poursuivait d’une haineinextinguible:
— Le connaissez-vous, citoyenne?
Élodie fit signe qu’oui.
— Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, quicertes est suffisamment ridicule avec son habitécarlate et son épée. Mais il a l’air d’un sage de laGrèce auprès de Fragonard. Je l’ai rencontré,il y a quelque temps, ce misérable vieillard,trottinant sous les arcades du Palais-Égalité,poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. À cettevue, je souhaitai qu’à défaut d’Apollon quelquevigoureux ami des arts le pendît à un arbre etl’écorchât comme Marsyas, en exemple éternel auxmauvais peintres.
Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais etvoluptueux:
— Vous savez haïr, Monsieur Gamelin: faut-ilcroire que vous savez aussi ai…
— C’est vous, Gamelin? fit une voix de ténor, lavoix du citoyen Blaise qui rentrait dans sonmagasin, bottes craquantes, breloques sonnantes,basques envolées, et coiffé d’un énorme chapeau noirdont les cornes lui descendaient sur les épaules.
Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sachambre.
— Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise,m’apportez-vous quelque chose de neuf?
— Peut-être, dit le peintre.
Et il exposa son idée:
— Nos cartes à jouer offrent un contraste choquantavec l’état des mœurs. Les noms de valet et de roioffensent les oreilles d’un patriote. J’ai conçuet exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnairedans lequel aux rois, aux dames, aux valets sontsubstituées les Libertés, des Égalités, lesFraternités; les as, entourés de faisceaux,s’appellent les Lois… Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, Fraternité de carreau,Loi de cœur… Je crois ces cartes assez fièrementdessinées; j’ai l’intention de les faire graveren taille douce par Desmahis, et de prendre unbrevet.
Et, tirant de son carton quelques figures terminéesà l’aquarelle, l’artiste les tendit au marchandd’estampes.
Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détournala tête.
— Mon petit, portez cela à la Convention, qui vousaccordera les honneurs de la séance. Mais n’espérezpas tirer un sol de votre nouvelle invention, quin’est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard.Votre jeu de cartes révolutionnaire est le troisièmequ’on m’apporte. Votre camarade Dugourc m’a offert,la semaine dernière, un jeu de piquet avec quatreGénies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m’aproposé un autre jeu où il y avait des sages, desbraves, Caton, Rousseau, Annibal, qui sais-jeencore!… Et ces cartes avaient sur les vôtres,mon ami, l’avantage d’être grossièrement dessinéeset gravées sur bois au canif. Que vous connaissezpeu les hommes pour croire que les joueurs seserviront de cartes dessinées dans le goût de Davidet gravées dans la manière de Bartolozzi! Et c’estencore une étrange illusion de croire qu’il faillefaire tant de façons pour conformer les vieuxjeux de cartes aux idées actuelles. D’eux-mêmes, lesbons sans-culottes en corrigent l’incivisme enannonçant: «Le tyran!» ou simplement: «Le groscochon!» Ils se servent de leurs cartes crasseuseset n’en achètent jamais d’autres. La grandeconsommation de jeux se fait dans les tripots duPalais-Égalité: je vous conseille d’y aller etd’offrir aux croupiers et aux pontes vos Libertés,vos Égalités, vos…, comment dites-vous?… vosLois de cœur… et vous reviendrez me dire commentils vous ont reçu!
Le citoyen Blaise s’assit sur le comptoir, donnades pichenettes sur sa culotte nankin pour en ôterles grains de tabac, et, regardant Gamelin avecune douce pitié:
— Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyenpeintre: si vous voulez gagner votre vie, laissezlà vos cartes patriotiques, laissez là vos symbolesrévolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vosFuries poursuivant le crime, vos génies de laLiberté, et peignez-moi de jolies filles. L’ardeurdes citoyens à se régénérer tiédit avec le tempset les hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moides femmes toutes roses, avec de petits pieds etde petites mains. Et mettez-vous dans la tête quepersonne ne s’intéresse plus à la Révolution et qu’onne veut plus en entendre parler.
Du coup, Évariste Gamelin se cabra:
— Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!…Mais l’établissement de la liberté, les victoiresde nos armées, le châtiment des tyrans sont desévénements qui étonneront la postérité la plusreculée? Comment n’enpourrions-nous pas être frappés?… Quoi! la sectedu sans-culotte Jésus a duré près de dix-huitsiècles, et le culte de la Liberté serait aboliaprès quatre ans à peine d’existence!
Mais Jean Blaise, d’un air de supériorité:
— Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie.Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie: elledure trop. Cinq ans d’enthousiasme, cinq ansd’embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d’aristocrates à lalanterne, de têtes portées sur des piques, de femmesà cheval sur des canons, d’arbres de la Libertécoiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et devieillards traînés en robes blanches dans des charsde fleurs; d’emprisonnements, de guillotine, derationnements, d’affiches, de cocardes, de panaches,de sabres, de carmagnoles, c’est long! Et puisl’on commence à n’y plus rien comprendre. Nous enavons trop vu, de ces grands citoyens que vous n’avez conduits au Capitole que pour les précipiterensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau,La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tantd’autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas lemême sort à vos nouveaux héros?… On ne sait plus.
— Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les, ces hérosque nous nous préparons à sacrifier! dit Gamelin,d’un ton qui rappela le marchand d’estampes à laprudence.
— Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, lamain sur son cœur. Je suis aussi républicain quevous, je suis aussi patriote que vous, citoyenÉvariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votrecivisme et ne vous accuse nullement de versatilité.Mais sachez que mon civisme et mon dévouement à lachose publique sont attestés par des actes nombreux.Mes principes, les voici: Je donne ma confiance àtout individu capable de servir la nation. Devant leshommes que la voix publique désigne au périlleuxhonneur du pouvoir législatif, comme Marat, commeRobespierre, je m’incline; je suis prêt à les aiderdans la mesure de mes faibles moyens et à leurapporter l’humble concours d’un bon citoyen. Lescomités peuvent témoigner de mon zèle et de mondévouement. En société avec de vrais patriotes, j’aifourni de l’avoine et du fourrage à notre bravecavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd’huimême, je fais envoyer de Vernon soixante bœufsà l’armée du Midi, à travers un pays infesté debrigands et battu par les émissaires de Pitt etde Condé. Je ne parle pas; j’agis.
Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dansson carton, dont il noua les cordons et qu’il passasous son bras.
— C’est une étrange contradiction, dit-il, lesdents serrées, que d’aider nos soldats à porter àtravers le monde cette liberté qu’on trahit dans sesfoyers en semant le trouble et l’inquiétude dansl’âme de ses défenseurs… Salut, citoyen Blaise.
Avant de s’engager dans la ruelle qui longel’Oratoire, Gamelin, le cœur gros d’amour et decolère, se retourna pour donner un regard aux œilletsrouges fleuris sur le rebord d’une fenêtre.
Il ne désespérait point du salut de la patrie. Auxpropos inciviques de Jean Blaise il opposait safoi révolutionnaire. Encore lui fallait-ilreconnaître que ce marchand ne prétendait pas sansquelque apparence de raison que désormais lepeuple de Paris se désintéressait des événements.Hélas!il n’était que trop certain qu’à l’enthousiasmede la première heure succédait l’indifférence générale, et qu’on ne reverrait plus les grandesfoules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu’on nereverrait plus les millions d’âmes harmonieusesqui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour del’autel des fédérés. Eh bien! les bons citoyensredoubleraient de zèle et d’audace, réveilleraientle peuple assoupi, en lui donnant le choix de laliberté ou de la mort.
Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d’Élodiesoutenait son courage.
Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre àl’horizon sous des nuées pesantes, semblablesà des montagnes de lave incandescente; les toitsde la ville baignaient dans une lumière d’or; lesvitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelinimaginait des Titans forgeant, avec les débris ardentsdes vieux mondes, Dicé, la cité d’airain.
N’ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pourlui, il rêvait de s’asseoir à la table sans boutsqui convierait l’univers et où prendrait placel’humanité régénérée. En attendant, il se persuadaitque la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfantfidèle. Se roidissant contre les dédains du marchandd’estampes, il s’excitait à croire que son idée d’unjeu de cartes révolutionnaire était nouvelle etbonne et qu’avec ses aquarelles bien réussies iltenait une fortune sous son bras. «Desmahis lesgravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes lenouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d’envendre dix mille, à vingt sols chaque, en un mois.»
Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il sedirigea à grands pas sur le quai de la Ferraille, oùlogeait Desmahis, au-dessus du vitrier.
On entrait par la boutique. La vitrière avertitGamelin que le citoyen Desmahis n’était pas chezlui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre lepeintre, qui savait que son ami était d’humeurvagabonde et dissipée, et qui s’étonnait qu’onpût graver autant et si bien qu’il le faisait avecaussi peu d’assiduité. Gamelin résolut de l’attendre,un moment. La femme du vitrier lui offrit un siège.Elle était morose et se plaignait des affaires quiallaient mal, quoiqu’on eût dit que la Révolution, encassant les carreaux, enrichissait les vitriers.
La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade,Gamelin prit congé de la vitrière. Comme il passaitsur le Pont-Neuf, il vit déboucher du quai desMorfondus des gardes nationaux à cheval quirefoulaient les passants, portaient des torches et,avec un grand cliquetis de sabres, escortaientune charrette qui traînait lentement à la guillotineun homme dont personne ne savait le nom, unci-devant, le premier condamné du nouveau tribunalrévolutionnaire. On l’apercevait confusément entreles chapeaux des gardes, assis, les mains liées surle dos, la tête nue et ballante, tournée vers lecul de la charrette. Le bourreau se tenait deboutprès de lui, appuyé à la ridelle. Les passants,arrêtés, disaient entre eux que c’étaitprobablement quelque affameur du peuple etregardaient avec indifférence. Gamelin, s’étantapproché, reconnut parmi les spectateurs Desmahis,qui s’efforçait de fendre la foule et de couperle cortège. Il l’appela et lui mit la main surl’épaule; Desmahis tourna la tête. C’était unjeune hommebeau et vigoureux. On disait naguère, à l’académie,qu’il portait la tête de Bacchus sur le corpsd’Hercule. Ses amis l’appelaient «Barbaroux»,à cause de sa ressemblance avec ce représentantdu peuple.
— Viens, lui dit Gamelin, j’ai à te parler d’uneaffaire importante.
— Laisse-moi! répondit vivement Desmahis.
Et il jeta quelques mots indistincts, en guettantle moment de s’élancer:
— Je suivais une femme divine, en chapeau de paille,une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur ledos: cette maudite charrette m’en a séparé…Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont!
Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurantque la chose était d’importance.
Mais Desmahis s’était déjà coulé à travers chevaux,gardes, sabres et torches et poursuivait lademoiselle de modes.
IV
Il était dix heures du matin, le soleil d’avriltrempait de lumière les tendres feuilles des arbres.Allégé par l’orage de la nuit, l’air avait unedouceur délicieuse. À longs intervalles, un cavalier,passant sur l’allée des Veuves, rompait lesilence de la solitude. Au bord de l’allée ombreuse,contre la chaumière de La Belle Lilloise, sur un banc de bois, Évariste attendait Élodie.Depuis le jour où leurs doigts s’étaient rencontréssur le linon de l’écharpe, où leurs souffles s’étaientmêlés, il n’était plus revenu à l’Amour peintre. Pendant toute une semaine,son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, quidevenait sans cesse plus farouche, l’avaient tenuéloigné d’Élodie. Il lui avait écrit une lettregrave, sombre, ardente, dans laquelle, exposantles griefs dont il chargeait le citoyen Blaise ettaisant son amour, dissimulant sa douleur, ilannonçait sa résolution de ne plus retourner aumagasin d’estampes et montrait à suivre cetterésolution plus de fermeté que n’en pouvaitapprouver une amante.
D’un naturel contraire, Élodie, encline à défendreson bien en toute occasion, songea tout de suiteà rattraper son ami. Elle pensa d’abord à l’allervoir chez lui, dans l’atelier de la place deThionville. Mais, le sachant d’humeur chagrine,jugeant, par sa lettre, qu’il avait l’âme irritée,craignant qu’il n’enveloppât dans la même rancunela fille et le père et ne s’étudiât à ne la plusrevoir, elle pensa meilleur de lui donner unrendez-vous sentimental et romanesque auquel il nepourrait se dérober, où elle aurait tout loisir depersuader et de plaire, où la solitude conspireraitavec elle pour le charmer et le vaincre.
Il y avait alors, dans tous les jardins anglais etsur toutes les promenades à la mode, des chaumièresconstruites par de savants architectes, qui flattaientainsi les goûts agrestes des citadins. La chaumièrede La Belle Lilloise, occupée par un limonadier,appuyait sa feinte indigence sur les débrisartistement imités d’une vieille tour, afin d’unirau charme villageois la mélancolie des ruines. Et,comme s’il n’eût point suffi, pour émouvoir lesâmes sensibles, d’une chaumière et d’une tourécroulée, le limonadier avait élevé sous un sauleun tombeau, une colonne surmontée d’une urnefunèbre et qui portait cetteinscription: «Cléonice à son fidèle Azor.»Chaumières, ruines, tombeaux: à la veille de périr,l’aristocratie avait élevé dans les parcshéréditaires ces symboles de pauvreté, d’abolitionet de mort. Et maintenant les citadins patriotesse plaisaient à boire, à danser, à aimer dans defausses chaumières, à l’ombre de faux cloîtresfaussement ruinés et parmi de faux tombeaux, carils étaient les uns comme les autres amants de lanature et disciples de Jean-Jacques et ilsavaient pareillement des cœurs sensibles et pleinsde philosophie.
Arrivé au rendez-vous avant l’heure fixée, Évaristeattendait, et, comme au balancier d’une horloge, ilmesurait le temps aux battements de son cœur. Unepatrouille passa, conduisant des prisonniers. Dixminutes après, une femme tout habillée de rose, unbouquet de fleurs à la main, selon l’usage,accompagnée d’un cavalier en tricorne, habit rouge,veste et culotte rayées, se glissèrent dans lachaumière, tous deux si semblables aux galants del’ancien régime qu’il fallait bien croire, avecle citoyen Blaise, qu’il y a dans les hommes descaractères que les révolutions ne changent point.
Quelques instants plus tard, venue de Rueil oude Saint-Cloud, une vieille femme, qui portaitau bout du bras une boîte cylindrique, peinte decouleurs vives, alla s’asseoir sur le banc oùattendait Gamelin. Elle avait posé devant elle saboîte, dont le couvercle portait une aiguille pourtirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dansles jardins, la chance aux petits enfants. C’étaitune marchande de «plaisirs», vendant sous un nomnouveau une antique pâtisserie, car, soit que leterme immémorial d’«oublie» donnât l’idée importune d’oblation et de redevance, soit qu’on s’en fût lassé par caprice, les «oublies» s’appelaient alors des «plaisirs».
La vieille essuya, d’un coin de son tablier, lasueur de son front et exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d’injustice quand il faisait unedure vie à ses créatures. Son homme tenait unbouchon, au bord de la rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: «Voilà leplaisir, mesdames!» Et de tout ce travail ils netiraient pas de quoi soutenir leur vieillesse.
Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre,elle exposa abondamment la cause de ses maux.C’était la république qui, en dépouillant les riches,ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il n’yavait pas à espérer un meilleur état de choses.Elle connaissait, au contraire, à plusieurs signes,que les affaires ne feraient qu’empirer. ÀNanterre, une femme avait accouché d’un enfant àtête de vipère; la foudre était tombée sur l’églisede Rueil et avait fondu la croix du clocher; onavait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville.Des hommes masqués empoisonnaient les sources etjetaient dans l’air des poudres qui donnaient desmaladies…
Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Ilcourut à elle. Les yeux de la jeune femme brillaientdans l’ombre transparente de son chapeau de paille;ses lèvres, aussi rouges que les œillets qu’elletenait à la main, souriaient. Une écharpe de soienoire, croisée sur la poitrine, se nouait sur ledos. Sa robe jaune faisait voir les mouvementsrapides des genoux et découvrait les piedschaussés de souliers plats. Les hanches étaientpresque entièrement dégagées: car la Révolutionavait affranchi la taille des citoyennes; cependantla jupe, enflée encore sous les reins, déguisaitles formes en les exagérant et voilait la réalitésous son image amplifiée.
Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et sereprocha cet embarras qu’Élodie préférait au plusdoux accueil. Elle remarqua aussi et tint pour bonsigne qu’il avait noué sa cravate avec plus d’artqu’à l’ordinaire. Elle lui tendit la main.
— Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous.Je n’ai pas répondu à votre lettre: elle m’a déplu;je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait été plusaimable, si elle avait été plus naturelle. Ce seraitfaire tort à votre caractère et à votre esprit que decroire que vous ne voulez pas retourner à l’Amour peintreparce que vous y avez eu une altercationlégère sur la politique, avec un homme beaucoup plusâgé que vous. Soyez sûr que vous n’avez nullementà craindre que mon père vous reçoive mal, quandvous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissezpas: il ne se rappelle ni ce qu’il vous a dit, nice que vous lui avez répondu. Je n’affirme pas qu’ilexiste une grande sympathie entre vous deux; maisil est sans rancune. Je vous le dis franchement,il ne s’occupe pas beaucoup de vous… ni de moi.Il ne pense qu’à ses affaires et à ses plaisirs.
Elle s’achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec quelque répugnance, parce qu’ilsavait que c’était le rendez-vous des amours vénaleset des tendresses éphémères. Elle choisit la tablela plus cachée.
— Que j’ai de choses à vous dire, Évariste! L’amitiéa des droits: vous me permettez d’en user? Jevous parlerai beaucoup de vous… et un peu de moi,si vous le voulez bien.
Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres,elle versa elle-même à boire, en bonne ménagère;puis elle lui conta son enfance, elle lui dit labeauté de sa mère, qu’elle aimait à célébrer, parpiété filiale et comme l’origine de sa propre beauté;elle vanta la vigueur de ses grands-parents, carelle avait l’orgueil de son sang bourgeois. Elleconta comment, ayant perdu à seize ans cette mèreadorable, elle avait vécu sans tendresse et sansappui. Elle se peignit telle qu’elle était, vive,sensible, courageuse, et elle ajouta:
— Évariste, j’ai passé une jeunesse trop mélancoliqueet trop solitaire pour ne pas savoir le prix d’uncœur comme le vôtre, et je ne renoncerai pas demoi-même et sans efforts, je vous en avertis, à unesympathie sur laquelle je croyais pouvoir compteret qui m’était chère.
Évariste la regarda tendrement:
— Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pasindifférent? Puis-je croire?…
Il s’arrêta, de peur d’en trop dire et d’abuser parlà d’une amitié si confiante.
Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortaità demi des longues manches étroites garnies dedentelle. Son sein se soulevait en longs soupirs.
— Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments quevous voulez que j’aie pour vous, et vous ne voustromperez pas sur les dispositions de mon cœur.
— Élodie, Élodie, ce que vous dites là, lerépéterez-vous encore quand vous saurez…
Il hésita.
Elle baissa les yeux.
Il acheva plus bas:
— … que je vous aime?
En entendant ces derniers mots, elle rougit: c’étaitde plaisir. Et, tandis que ses yeux exprimaient unetendre volupté, malgré elle, un sourire comiquesoulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:
«Et il croit s’être déclaré le premier!… et ilcraint peut-être de me fâcher!…»
Et elle lui dit avec bonté:
— Vous ne l’aviez donc pas vu, mon ami, que je vousaimais?
Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation,Évariste leva les yeux vers le firmament étincelantde lumière et d’azur:
— Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable etbienveillant comme vous, ma bien-aimée; il a votreéclat, votre douceur, votre sourire.
Il se sentait uni à la nature entière, il l’associaità sa joie, à sa gloire. À ses yeux, pour célébrer sesfiançailles, les fleurs des marronniers s’allumaientcomme des candélabres, les torches gigantesques despeupliers s’enflammaient.
Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur.Elle, plus tendre et aussi plus fine, plus souple etplus ductile, se donnait l’avantage de la faiblesseet, aussitôt après l’avoir conquis, se soumettaità lui; maintenant qu’elle l’avait mis sous sadomination, elle reconnaissait en luile maître, le héros, le dieu, brûlait d’obéir,d’admirer et de s’offrir. Sous l’ombrage du bosquet,il lui donna un long baiser ardent sous lequel ellerenversa la tête, et, dans les bras d’Évariste, ellesentit toute sa chair se fondre comme une cire.
Ils s’entretinrent longtemps encore d’eux-mêmes,oubliant l’univers. Évariste exprimait surtoutdes idées vagues et pures, qui jetaient Élodie dans le ravissement. Élodie disait des chosesdouces, utiles et particulières. Puis, quand ellejugea qu’elle ne pouvait tarder davantage, elle seleva avec décision, donna à son ami les trois œilletsrouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestementdans le cabriolet qui l’avait amenée. C’était unevoiture de place peinte en jaune, très haute surroues, qui n’avait certes rien d’étrange, non plusque le cocher. Mais Gamelin ne prenait pas devoitures et l’on n’en prenait guère autour de lui.De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut unserrement de cœur et se sentit assailli d’undouloureux pressentiment: par une sorted’hallucination tout intellectuelle, il lui semblaitque le cheval de louage emportait Élodie au delàdes choses actuelles et du temps présent vers unecité riche et joyeuse, vers des demeures de luxeet de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.
La voiture disparut. Le trouble d’Évariste sedissipa; mais il lui restait une sourde angoisseet il sentait que les heures de tendresse et d’oubliqu’il venait de vivre, il ne les revivrait plus.
Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes enrobes claires cousaient ou brodaient, assises surdes chaises de bois, tandis que leurs enfantsjouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs, portant sacaisse en forme de tambour, lui rappela la marchandede plaisirs de l’allée des Veuves, et il lui semblaqu’entre ces deux rencontres tout un âge de sa vies’était écoulé. Il traversa la place de la Révolution.Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronderau loin l’immense rumeur des grands jours, ces voixunanimes que les ennemis de la Révolutionprétendaient s’être tues pour jamais. Il hâta lepas dans la clameur grandissante, gagna la rueHonoré et la trouva couverte d’une foule d’hommeset de femmes, qui criaient: «Vive la République!Vive la Liberté!» Les murs des jardins, les fenêtres,les balcons, les toits étaient pleins de spectateursqui agitaient des chapeaux et des mouchoirs.Précédé d’un sapeur qui faisait place au cortège,entouré d’officiers municipaux, de gardes nationaux,de canonniers, de gendarmes, de hussards, s’avançaitlentement, sur les têtes des citoyens, un hommeau teint bilieux, le front ceint d’une couronnede chêne, le corps enveloppé d’une vieille léviteverte à collet d’hermine. Les femmes lui jetaientdes fleurs. Il promenait autour de lui le regardperçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cettemultitude enthousiaste, il cherchait encore desennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à punir.Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille voix, cria:
— Vive Marat!
Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention.Tandis que la foule s’écoulait lentement, Gamelin,assis sur une borne de la rue Honoré, contenait desa main les battements de son cœur. Ce qu’il venaitde voir le remplissait d’une émotion sublime etd’un enthousiasme ardent.
Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, lesveines en feu, dévoré d’ulcères, épuisait le restede ses forces au service de la République, et, danssa pauvre maison, ouverte à tous, l’accueillait lesbras ouverts, lui parlait avec le zèle du bienpublic, l’interrogeait parfois sur les desseinsdes scélérats. Il admirait que les ennemis du juste,en conspirant sa perte, eussent préparé sontriomphe; il bénissait le tribunal révolutionnairequi, en acquittant l’Ami du peuple, avait rendu à laConvention le plus zélé et le plus pur de seslégislateurs. Ses yeux revoyaient cette tête brûléede fièvre, ceinte de la couronne civique, ce visageempreint d’un vertueux orgueil et d’un impitoyableamour, cette face ravagée, décomposée, puissante,cette bouche crispée, cette large poitrine, cetagonisant robuste qui, du haut du char vivant deson triomphe, semblait dire à ses concitoyens:«Soyez, à mon exemple, patriotes jusqu’à la mort.»
La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre;l’allumeur de lanternes passait avec son falot,et Gamelin murmurait:
— Jusqu’à la mort!…
V
À neuf heures du matin, Évariste trouva dans lejardin du Luxembourg Élodie qui l’attendait surun banc.
Depuis un mois qu’ils avaient échangé leursaveux d’amour, ils se voyaient tous les jours,à l’Amour peintre ou à l’atelier de la placede Thionville, très tendrement, et toutefoisavec une réserve qu’imposait à leur intimité lecaractère d’un amant grave et vertueux, déiste etbon citoyen, qui, prêt à s’unir à sa chère maîtressedevant la loi ou devant Dieu seul, selon lescirconstances, ne le voulait faire qu’au grand jouret publiquement. Élodiereconnaissait tout ce que cette résolution avaitd’honorable; mais, désespérant d’un mariage que toutrendait impossible et se refusant à braver lesconvenances sociales, elle envisageait au dedansd’elle-même une liaison que le secret eût renduedécente jusqu’à ce que la durée l’eût renduerespectable. Elle pensait vaincre, un jour, lesscrupules d’un amant trop respectueux; et, nevoulant pas tarder à lui faire des révélationsnécessaires, elle lui avait demandé une heured’entretien dans le jardin désert, près du couventdes Chartreux.
Elle le regarda d’un air de tendresse et de franchise,lui prit la main, le fit asseoir à son côté et luiparla avec recueillement:
— Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne de vous, je ne le serais pas sije ne vous disais pas tout. Entendez-moi et soyez monjuge. Je n’ai à me reprocher aucune action vile,basse ou seulement intéressée. J’ai été faible etcrédule… Ne perdez pas de vue, mon ami, lescirconstances difficiles dans lesquelles j’étaisplacée. Vous le savez: je n’avais plus de mère; mon père, encore jeune, ne songeait qu’à sesamusements et ne s’occupait pas de moi. J’étaissensible; la nature m’avait douée d’un cœur tendreet d’une âme généreuse; et, bien qu’elle ne m’eûtpas refusé un jugement ferme et sain, le sentiment alors l’emportait en moi sur la raison. Hélas! il l’emporterait encore aujourd’hui, s’ils nes’accordaient tous deux, Évariste, pour me donnerà vous entièrement et à jamais!
Elle s’exprimait avec mesure et fermeté. Ses parolesétaient préparées; depuis longtemps elle avaitrésolu defaire sa confession, parce qu’elle était franche,parce qu’elle se plaisait à imiter Jean-Jacqueset parce qu’elle se disait raisonnablement:«Évariste saura, quelque jour, des secrets dont jene suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu’unaveu, dont la liberté est toute à ma louange,l’instruise de ce qu’il aurait appris un jour à mahonte.» Tendre comme elle était et docile à lanature, elle ne se sentait pas très coupable etsa confession en était moins pénible; elle comptaitbien, d’ailleurs, ne dire que le nécessaire.
— Ah! soupira-t-elle, que n’êtes-vous venu à moi,cher Évariste, à ces moments où j’étais seule,abandonnée?…
Gamelin avait pris à la lettre la demande que luiavait faite Élodie d’être son juge. Préparé denature et par éducation littéraire à l’exercicede la justice domestique, il s’apprêtait à recevoirles aveux d’Élodie.
Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.
Elle dit très simplement:
— Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualitésen avait de bonnes et ne montrait que celles-là,me trouva quelque attrait et s’occupa de moi avec uneassiduité qui surprenait chez lui: il était à lafleur de la vie, plein de grâce et lié avec desfemmes charmantes qui ne se cachaient point del’adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même parson esprit qu’il m’intéressa… Il sut me toucheren me témoignant de l’amour, et je crois qu’ilm’aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. Je nedemandai d’engagements qu’à son cœur, et son cœurétait mobile… Je n’accuse que moi; c’est maconfession que je fais, et non la sienne. Je ne meplains pas de lui, puisqu’il m’estdevenu étranger. Ah! je vous jure, Évariste, ilest pour moi comme s’il n’avait jamais été!
Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisaitles bras; son regard était fixe et sombre. Ilsongeait en même temps à sa maîtresse et à sa sœurJulie. Julie aussi avait écouté un amant; mais,bien différente, pensait-il, de la malheureuseÉlodie, elle s’était fait enlever, non pointdans l’erreur d’un cœur sensible, mais pour trouver,loin des siens, le luxe et le plaisir. En sasévérité, il avait condamné sa sœur et il inclinaità condamner sa maîtresse.
Élodie reprit d’une voix très douce:
— J’étais imbue de philosophie; je croyais que leshommes étaient naturellement honnêtes. Mon malheurfut d’avoir rencontré un amant qui n’était pasformé à l’école de la nature et de la morale, etque les préjugés sociaux, l’ambition, l’amour-propre,un faux point d’honneur avaient fait égoïste etperfide.
Ces paroles calculées produisirent l’effet voulu. Lesyeux de Gamelin s’adoucirent. Il demanda:
— Qui était votre séducteur? Est-ce que je leconnais?
— Vous ne le connaissez pas.
— Nommez-le-moi.
Elle avait prévu cette demande et était résolue à nepas le satisfaire.
Elle donna ses raisons.
— Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pourmoi, j’en ai déjà trop dit.
Et, comme il insistait:
— Dans l’intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirairien qui précise à votre esprit cet… étranger. Jene veuxpas jeter un spectre à votre jalousie; je ne veuxpas mettre une ombre importune entre vous et moi. Ce n’est pas quand j’ai oublié cet homme que je vousle ferai connaître.
Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur:c’est le terme qu’il employait obstinément, car il nedoutait pas qu’Élodie n’eût été séduite, trompée,abusée. Il ne concevait même pas qu’il en eût pu êtreautrement, et qu’elle eût obéi au désir, àl’irrésistible désir, écouté les conseils intimes de lachair et du sang; il ne concevait pas que cettecréature voluptueuse et tendre, cette belle victime,se fût offerte; il fallait, pour contenter songénie, qu’elle eût été prise par force ou par ruse,violentée, précipitée dans des pièges tendus soustous ses pas. Il lui faisait des questions mesuréesdans les termes, mais précises, serrées, gênantes.Il lui demandait comment s’était formée cetteliaison, si elle avait été longue ou courte,tranquille ou troublée, et de quelle manière elles’était rompue. Et il revenait sans cesse sur lesmoyens qu’avait employés cet homme pour la séduire,comme s’il avait dû en employer d’étranges etd’inouïs. Toutes ces questions, il les fit envain. Avec une obstination douce et suppliante,elle se taisait, la bouche serrée et les yeux grosde larmes.
Pourtant, Évariste ayant demandé où était àprésent cet homme, elle répondit:
— Il a quitté le royaume.
Elle se reprit vivement:
— … la France.
— Un émigré! s’écria Gamelin.
Elle le regarda, muette, à la fois rassurée etattristée de le voir se créer lui-même une véritéconforme à sespassions politiques, et donner à sa jalousiegratuitement une couleur jacobine.
En fait, l’amant d’Élodie était un petit clercde procureur très joli garçon, chérubinsaute-ruisseau, qu’elle avait adoré et dont lesouvenir après trois ans lui donnait encore unechaleur dans le sein. Il recherchait les femmesriches et âgées: il quitta Élodie pour une dameexpérimentée qui récompensait ses mérites. Entré,après la suppression des offices, à la mairie deParis, il était maintenant un dragon sans-culotteet le greluchon d’une ci-devant.
— Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu’ellese gardait bien de détromper, n’ayant jamaissouhaité qu’il sût toute la vérité. Et il t’alâchement abandonnée?
Elle inclina la tête.
Il la pressa sur son cœur:
— Chère victime de la corruption monarchique, monamour te vengera de cet infâme. Puisse le ciel mele faire rencontrer! Je saurai le reconnaître!
Elle détourna la tête, tout ensemble attristée etsouriante, et déçue. Elle l’aurait voulu plusintelligent des choses de l’amour, plus naturel, plusbrutal. Elle sentait qu’il ne pardonnait si vite que parce qu’il avait l’imagination froide et quela confidence qu’elle venait de lui faire n’éveillaiten lui aucune de ces images qui torturent lesvoluptueux, et qu’enfin il ne voyait dans cetteséduction qu’un fait moral et social.
Ils s’étaient levés et suivaient les vertes alléesdu jardin. Il lui disait que, d’avoir souffert, ill’en estimait plus. Élodie n’en demandait pastant; mais, tel qu’il était, ellel’aimait, et elle admirait le génie des arts qu’ellevoyait briller en lui.
Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent desattroupements dans la rue de l’Égalité et toutautour du Théâtre de la Nation, ce qui n’était pointpour les surprendre: depuis quelques jours unegrande agitation régnait dans les sections les pluspatriotes; on y dénonçait la faction d’Orléans etles complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on,la ruine de Paris et le massacre des républicains.Et Gamelin lui-même avait signé, peu auparavant,la pétition de la Commune qui demandait l’exclusiondes Vingt et un.
Près de passer sous l’arcade qui reliait le théâtreà la maison voisine, il leur fallut traverser ungroupe de citoyens en carmagnole que haranguait,du haut de la galerie, un jeune militaire beau commel’Amour de Praxitèle sous son casque de peaude panthère. Ce soldat charmant accusait l’Amidu peuple d’indolence. Il disait:
— Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgentdes fers!
À peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:
— Venez, Évariste! fit-elle vivement.
La foule, disait-elle, l’effrayait, et elle craignaitde s’évanouir dans la presse.
Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en sejurant un amour éternel.
Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteauxavait fait à la citoyenne Gamelin le présentmagnifique d’un chapon. C’eût été de sa part uneimprudence de dire comment il se l’était procuré:car il le tenait d’une dame de laHalle à qui, sur la pointe Eustache, il servaitparfois de secrétaire, et l’on savait que les damesde la Halle nourrissaient des sentiments royalisteset correspondaient avec les émigrés. La citoyenneGamelin avait reçu le chapon d’un cœurreconnaissant. On ne voyait guère de telles piècesalors: les vivres enchérissaient. Le peuplecraignait la famine; les aristocrates, disait-on,la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.
Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part duchapon au dîner de midi, se rendit à cette invitationet félicita son hôtesse de la suave odeur decuisine qu’on respirait chez elle. Et, de fait,l’atelier du peintre sentait le bouillon gras.
— Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit labonne dame. Pour préparer l’estomac à recevoir votrechapon, j’ai fait une soupe aux herbes avec unecouenne de lard et un gros os de bœuf. Il n’y arien qui embaume un potage comme un os à moelle.
— Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua levieux Brotteaux. Et vous ferez sagement de remettredemain, après-demain et tout le reste de la semaine,ce précieux os dans la marmite, qu’il ne manquerapoint de parfumer. La sibylle de Panzoust procédaitde la sorte: elle faisait un potage de choux vertsavec une couenne de lard jaune et un vieilsavorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, quiest aussi le mien, l’os médullaire si savoureux etsucculent.
— Cette dame dont vous parlez, monsieur,fit la citoyenne Gamelin, n’était-elle pas un peuregardante, de faire servir si longtemps le mêmeos?
— Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elleétait pauvre, bien que prophétesse.
À ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout émudes aveux qu’il venait de recevoir et se promettantde connaître le séducteur d’Élodie, pour vengeren même temps sur lui la République et son amour.
Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteauxreprit le fil de son discours:
— Il est rare que ceux qui font métier de prédirel’avenir s’enrichissent. On s’aperçoit trop vite deleurs supercheries. Leur imposture les rendhaïssables. Mais il faudrait les détester biendavantage s’ils annonçaient vraiment l’avenir. Carla vie d’un homme serait intolérable, s’il savaitce qui lui doit arriver. Il découvrirait des mauxfuturs, dont il souffrirait par avance, et il nejouirait plus des biens présents, dont il verraitla fin. L’ignorance est la condition nécessairedu bonheur des hommes, et il faut reconnaître que,le plus souvent, ils la remplissent bien. Nousignorons de nous presque tout; d’autrui, tout.L’ignorance fait notre tranquillité; le mensonge,notre félicité.
La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, ditle Benedicite, fit asseoir son fils et sonhôte, et commença de manger debout, refusant laplace que le citoyen Brotteaux lui offrait à côtéde lui, car elle savait, disait-elle, à quoi lapolitesse l’obligeait.
VI
Dix heures du matin. Pas un souffle d’air, c’étaitle mois de juillet le plus chaud qu’on eût connu.Dans l’étroite rue de Jérusalem, une centaine decitoyens de la section faisaient la queue à laporte du boulanger, sous la surveillance de quatregardes nationaux qui, l’arme au repos, fumaientleur pipe.
La Convention nationale avait décrété le maximum: aussitôt grains, farine avaient disparu. Comme lesIsraélites au désert, les Parisiens se levaientavant le jour s’ils voulaient manger. Tous ces gens,serrés les uns contre les autres, hommes,femmes, enfants, sous un ciel deplomb fondu, qui chauffait les pourritures desruisseaux et exaltait les odeurs de sueur et decrasse, se bousculaient, s’interpellaient, seregardaient avec tous les sentiments que les êtreshumains peuvent éprouver les uns pour les autres,antipathie, dégoût, intérêt, désir, indifférence.On avait appris, par une expérience douloureuse,qu’il n’y avait pas de pain pour tout le monde:aussi les derniers venus cherchaient-ils à se glisseren avant; ceux qui perdaient du terrain seplaignaient et s’irritaient et invoquaient vainementleur droit méprisé. Les femmes jouaient avec ragedes coudes et des reins pour conserver leur placeou en gagner une meilleure. Si la presse devenaitplus étouffante, des cris s’élevaient: «Ne poussezpas!» Et chacun protestait, se disant poussésoi-même.
Pour éviter ces désordres quotidiens, lescommissaires délégués par la section avaientimaginé d’attacher à la porte du boulanger unecorde que chacun tenait à son rang; mais les mainstrop rapprochées se rencontraient sur la corde etentraient en lutte. Celui qui la quittait neparvenait point à la reprendre. Les mécontents oules plaisants la coupaient, et il avait fallu yrenoncer.
Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir,on faisait des plaisanteries, on lançait despropos grivois, on jetait des invectives aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de toutle mal. Quand un chien passait, des plaisantsl’appelaient Pitt. Parfois retentissait un largesoufflet, appliqué par la main d’une citoyenne surla joue d’un insolent, tandis que, pressée par sonvoisin, une jeune servante, les yeux mi-clos et labouche entr’ouverte, soupiraitmollement. À toute parole, à tout geste, à touteattitude propre à mettre en éveil l’humeur grivoisedes aimables Français, un groupe de jeunes libertinsentonnait le Ça ira, malgré les protestationsd’un vieux jacobin, indigné que l’on compromît ende sales équivoques un refrain qui exprimait la foirépublicaine dans un avenir de justice et de bonheur.
Son échelle sous le bras, un afficheur vint collersur un mur, en face de la boulangerie, un avis de laCommune rationnant la viande de boucherie. Despassants s’arrêtaient pour lire la feuille encoretoute gluante. Une marchande de choux, qui cheminaitsa hotte sur le dos, se mit à dire de sa grossevoix cassée:
— Ils sont partis, les beaux bœufs! râtissons-nousles boyaux.
Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardentemonta d’un égout, que plusieurs furent pris denausées; une femme se trouva mal et fut remiseévanouie à deux gardes nationaux qui la portèrentà quelques pas de là, sous une pompe. On se bouchaitle nez; une rumeur grondait; des paroless’échangeaient, pleines d’angoisse et d’épouvante.On se demandait si c’était quelque animal enterrélà, ou bien un poison mis par malveillance, ouplutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre,oublié dans une cave du voisinage.
— On en a donc mis là?
— On en a mis partout!
— Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j’enai vu trois cents en tas sur le Pont au Change.
Les parisiens craignaient la vengeance de cesci-devant qui, morts, les empoisonnaient.
Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avaitvoulu éviter à sa vieille mère les fatigues d’unelongue station. Son voisin, le citoyen Brotteaux,l’accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dansla poche béante de sa redingote puce.
Le bon vieillard vanta cette scène comme unebambochade digne du pinceau d’un moderne Téniers.
— Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plusplaisants que les Grecs et les Romains si chersaujourd’hui à nos peintres. Pour moi, j’ai toujoursgoûté la manière flamande.
Ce qu’il ne rappelait point, par sagesse et bon goût,c’est qu’il avait possédé une galerie de tableauxhollandais que le seul cabinet de M. De Choiseulégalait pour le nombre et le choix des peintures.
— Il n’y a de beau que l’antique, répondit le peintre,et ce qui en est inspiré: mais je vous accorde queles bambochades de Téniers, de Steen ou d’Ostadevalent mieux que les fanfreluches de Watteau,de Boucher ou de Van Loo: l’humanité y estenlaidie, mais non point avilie comme par unBaudouin ou un Fragonard.
Un aboyeur passa, criant:
— Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!… la liste des condamnés!
— Ce n’est point assez d’un tribunal révolutionnaire,dit Gamelin. Il en faut un dans chaque ville…Que dis-je? dans chaque commune, dans chaque canton.Il faut que tous les pères de famille, que tous lescitoyens s’érigent en juges. Quand la nation setrouve sous le canon des ennemis et sous le poignarddes traîtres, l’indulgence est parricide.Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, laCorse révoltée, la Vendée en feu, Mayence etValenciennes tombées au pouvoir de la coalition,la trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison assise, une carteà la main, dans les conseils de guerre de nosgénéraux!… Que la guillotine sauve la patrie!
— Je n’ai pas d’objection essentielle à faire contrela guillotine, répliqua le vieux Brotteaux. Lanature, ma seule maîtresse et ma seule institutrice,ne m’avertit en effet d’aucune manière que la vied’un homme ait quelque prix; elle enseigne aucontraire, de toutes sortes de manières, qu’ellen’en a aucun. L’unique fin des êtres semble dedevenir la pâture d’autres êtres destinés à lamême fin. Le meurtre est de droit naturel: enconséquence la peine de mort est légitime, à lacondition qu’on ne l’exerce ni par vertu ni parjustice, mais par nécessité ou pour en tirer quelqueprofit. Cependant il faut que j’aie des instinctspervers, car je répugne à voir couler le sang, etc’est une dépravation que toute ma philosophie n’estpas encore parvenue à corriger.
— Les républicains, reprit Évariste, sont humainset sensibles. Il n’y a que les despotes quisoutiennent que la peine de mort est un attributnécessaire de l’autorité. Le peuple souverainl’abolira un jour. Robespierre l’a combattue, etavec lui tous les patriotes; la loi qui la supprimene saurait être trop tôt promulguée. Mais elle nedevra être appliquée que lorsque le dernier ennemide la République aura péri sous le glaive de la loi.
Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrièreeux desretardataires, et parmi ceux-là plusieurs femmes dela section; entre autres une belle grande tricoteuse,en fanchon et en sabots, portant un sabre enbandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dontle fichu était très chiffonné, et une jeune mère qui,maigre et pâle, donnait le sein à un enfant malingre.
L’enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait,mais ses cris étaient faibles et les sanglotsl’étouffaient. Pitoyablement petit, le teint blêmeet brouillé, les yeux enflammés, sa mère lecontemplait avec une sollicitude douloureuse.
— Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournantvers le malheureux nourrisson, qui gémissait contreson dos, dans la presse étouffante des derniersarrivés.
— Il a six mois, le pauvre amour!… Son père està l’armée: il est de ceux qui ont repoussé lesAutrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil(Michel), commis drapier de son état. Il s’estenrôlé, dans un théâtre qu’on avait dressé devantl’hôtel de ville. Le pauvre ami voulait défendresa patrie et voir du pays… Il m’écrit de prendrepatience. Mais comment voulez-vous que je nourrissePaul… (c’est Paul qu’il se nomme)… puisqueje ne peux pas me nourrir moi-même?
— Ah! s’écria la jolie fille blonde, nous en avonsencore pour une heure, et il faudra, ce soir,recommencer la même cérémonie à la porte del’épicière. On risque la mort pour avoir troisœufs et un quarteron de beurre.
— Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilàtrois mois que je n’en ai vu!
Et le chœur des femmes se lamenta sur la raretéet la cherté des vivres, jeta des malédictionsaux émigrés etvoua à la guillotine les commissaires de sectionsqui donnaient à des femmes dévergondées, au prixde honteuses faveurs, des poulardes et des painsde quatre livres. On sema des histoires alarmantesde bœufs noyés dans la Seine, de sacs de farinevidés dans les égouts, de pains jetés dans leslatrines… C’étaient les affameurs royalistes,rolandins, brissotins, qui poursuivaientl’extermination du peuple de Paris.
Tout à coup la jolie fille blonde, au fichuchiffonné, poussa des cris comme si elle avait lefeu à ses jupes, qu’elle secouait violemmentet dont elle retournait les poches, proclamantqu’on lui avait volé sa bourse.
Au bruit de ce larcin, une grande indignationsouleva ce menu peuple, qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les Tuileriessans rien emporter, artisans et ménagères, quieussent de bon cœur brûlé le château de Versailles,mais se fussent crus déshonorés s’ils y avaientdérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrentsur la mésaventure de la belle enfant quelquesméchantes plaisanteries, aussitôt étouffées sousla rumeur publique. On parlait déjà de pendre levoleur à la lanterne. On entamait une enquêtetumultueuse et partiale. La grande tricoteuse,montrant du doigt un vieillard soupçonné d’êtreun moine défroqué, jurait que c’était «le capucin»qui avait fait le coup. La foule, aussitôtpersuadée, poussa des cris de mort.
Le vieillard si vivement dénoncé à la vindictepublique se tenait fort modestement devant lecitoyen Brotteaux. Il avait toute l’apparence,à vrai dire, d’un ci-devant religieux. Son airétait assez vénérable, bien qu’altéré parle trouble que causaient à ce pauvre homme lesviolences de la foule et le souvenir encore vifdes journées de Septembre. La crainte qui se peignaitsur son visage le rendait suspect au populaire, quicroit volontiers que seuls les coupables ont peurde ses jugements, comme si la précipitationinconsidérée avec laquelle il les rend ne devait paseffrayer jusqu’aux plus innocents.
Brotteaux s’était donné pour loi de ne jamaiscontrarier le sentiment populaire, surtout quand ilse montrait absurde et féroce, «parce qu’alors,disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu». Mais Brotteaux était inconséquent: il déclaraque cet homme, qu’il fût capucin ou ne le fûtpoint, n’avait pu dérober la citoyenne, dont ilne s’était pas approché un seul moment.
La foule conclut que celui qui défendait le voleurétait son complice, et l’on parlait maintenantde traiter avec rigueur les deux malfaiteurs, et,quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, lesplus sages parlèrent de l’envoyer avec les deuxautres à la section.
Mais la jolie fille s’écria tout à coup joyeusementqu’elle avait retrouvé sa bourse. Aussitôt ellefut couverte de huées et menacée d’être fesséepubliquement, comme une nonne.
— Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vousremercie d’avoir pris ma défense. Mon nom importepeu, mais je vous dois de vous le dire: je menomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier,en effet; mais non pas un capucin, comme l’ont ditces femmes. Il s’en faut de tout: je suis clercrégulier de l’ordre des Barnabites, qui donna desdocteurs et des saints en foule à l’Église. Cen’est point assez d’en faire remonter l’origineà saint Charles Borromée: on doit considérer comme sonvéritable fondateur l’apôtre saint Paul, dont ilporte le monogramme dans ses armoiries. J’ai dûquitter mon couvent devenu le siège de la sectiondu Pont-Neuf et porter un habit séculier.
— Mon Père, dit Brotteaux, en examinant lasouquenille de M. de Longuemare, votre habittémoigne suffisamment que vous n’avez pas reniévotre état: à le voir, on croirait que vous avezréformé votre ordre plutôt que vous ne l’avezquitté. Et vous vous exposez bénévolement, sous cesdehors austères, aux injures d’une populace impie.
— Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux,porter un habit bleu, comme un danseur!
— Mon Père, ce que je dis de votre habit est pourrendre hommage à votre caractère et vous mettreen garde contre les dangers que vous courez.
— Monsieur, il conviendrait, tout au contraire,de m’encourager à confesser ma foi. Car je ne suisque trop enclin à craindre le péril. J’ai quittémon habit, monsieur, ce qui est une manièred’apostasie; j’aurais voulu du moins ne pasquitter la maison où Dieu m’accorda durant tantd’années la grâce d’une vie paisible et cachée.J’obtins d’y demeurer; et j’y gardai ma cellule,tandis qu’on transformait l’église et le cloîtreen une sorte de petit hôtel de ville qu’ilsnommaient la section. Je vis, monsieur, je vismarteler les emblèmes de la sainte vérité; je visle nom de l’apôtre Paul remplacé par un bonnetde forçat. Parfois même j’assistai aux conciliabulesde la section, et j’y entendis exprimer d’étonnanteserreurs. Enfin je quittai cette demeure profanéeet j’allai vivre de la pension decent pistoles que me fait l’Assemblée dans uneécurie dont on a réquisitionné les chevaux pour leservice des armées. Là je dis la messe devantquelques fidèles, qui y viennent attester l’éternitéde l’Église de Jésus-Christ.
— Moi, mon Père, répondit l’autre, si vous voulezle savoir, je me nomme Brotteaux et je fus jadispublicain.
— Monsieur, répliqua le Père Longuemare, jesavais, par l’exemple de saint Matthieu, qu’onpeut attendre une bonne parole d’un publicain.
— Mon Père, vous êtes trop honnête.
— Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bonpeuple plus affamé de justice que de pain: chacunici était prêt à quitter sa place pour châtier levoleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumisà tant de privations, sont d’une probité sévère, etne peuvent tolérer un acte malhonnête.
— Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dansleur grande envie de pendre le larron, ces gens-cieussent fait un mauvais parti à ce bon religieux,à son défenseur et au défenseur de son défenseur.Leur avarice même et l’amour égoïste qu’ils portentà leur bien les y poussaient: le larron, ens’attaquant à l’un d’eux, les menaçait tous; ilsse préservaient en le punissant… Au reste, ilest probable que la plupart de ces manouvrierset de ces ménagères sont probes et respectueux dubien d’autrui. Ces sentiments leur ont été inculquésdès l’enfance par leurs père et mère qui les ontsuffisamment fessés, et leur ont fait entrer lesvertus par le cul.
Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu’un tellangage lui semblait indigne d’un philosophe.
— La vertu, dit-il, est naturelle à l’homme: Dieuen a déposé le germe dans le cœur des mortels.
Le vieux Brotteaux était athée et tirait de sonathéisme une source abondante de délices.
— Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnairepour ce qui est de la terre, vous êtes, quant auciel, conservateur et même réacteur. Robespierreet Marat le sont autant que vous. Et je trouvesingulier que les Français, qui ne souffrent plusde roi mortel, s’obstinent à en garder un immortel,beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu’est-ceque la Bastille et même la chambre ardente, auprèsde l’enfer? L’humanité copie ses dieux sur sestyrans, et vous, qui rejetez l’original, vous gardezla copie!
— Oh! citoyen! s’écria Gamelin, n’avez-vous pashonte de tenir ce langage? Et pouvez-vousconfondre les sombres divinités conçues par l’ignoranceet la peur avec l’Auteur de la nature? La croyanceen un Dieu bon est nécessaire à la morale. L’Êtresuprême est la source de toutes les vertus, et l’onn’est pas républicain si l’on ne croit en Dieu.Robespierre le savait bien, qui fit enlever de lasalle des Jacobins ce buste du philosopheHelvétius, coupable d’avoir disposé les Françaisà la servitude en leur enseignant l’athéisme…J’espère, du moins, citoyen Brotteaux, que, lorsquela République aura institué le culte de la Raison,vous ne refuserez pas votre adhésion à une religionsi sage.
— J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas lefanatisme, répondit Brotteaux. La raison nousguide et nous éclaire; quand vous en aurez faitune divinité, elle vous aveuglera et vouspersuadera des crimes.
Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dansle ruisseau, ainsi qu’il le faisait naguère dans unde ces fauteuils dorés du baron d’Holbach, qui,selon son expression, servaient de fondement à laphilosophie naturelle:
— Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montraquelques talents, surtout en musique, était unjean-fesse qui prétendait tirer sa morale de lanature et qui la tirait en réalité des principes deCalvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévoreret elle nous donne l’exemple de tous les crimeset de tous les vices que l’état social corrige oudissimule. On doit aimer la vertu; mais il est bonde savoir que c’est un simple expédient imaginépar les hommes pour vivre commodément ensemble.Ce que nous appelons la morale n’est qu’une entreprisedésespérée de nos semblables contre l’ordreuniversel, qui est la lutte, le carnage et l’aveuglejeu de forces contraires. Elle se détruitelle-même, et, plus j’y pense, plus je me persuadeque l’univers est enragé. Les théologiens et lesphilosophes, qui font de Dieu l’auteur de lanature et l’architecte de l’univers, nous le fontparaître absurde et méchant. Ils le disent bon,parce qu’ils le craignent, mais ils sont forcés deconvenir qu’il agit d’une façon atroce. Ils luiprêtent une malignité rare même chez l’homme. Etc’est par là qu’ils le rendent adorable sur la terre.Car notre misérable race ne vouerait pas un culteà des Dieux justes et bienveillants, dont ellen’aurait rien à craindre; elle ne garderait pointde leurs bienfaits une reconnaissance inutile.Sans le purgatoire et l’enfer, le bon Dieu ne seraitqu’un pauvre sire.
— Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlezpoint de la nature: vous ne savez ce que c’est.
— Pardieu, je le sais aussi bien que vous, monPère!
— Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n’avezpas de religion et que la religion seule nousenseigne ce qu’est la nature, en quoi elle estbonne et comment elle a été dépravée. Au reste, nevous attendez pas à ce que je vous réponde: Dieune m’a donné, pour réfuter vos erreurs, ni lachaleur du langage ni la force de l’esprit. Jecraindrais de ne vous fournir, par mon insuffisance,que des occasions de blasphème et des causesd’endurcissement, et, lorsque je sens un vif désirde vous servir, je ne recueillerais pour toutfruit de mon indiscrète charité que…
Ce propos fut interrompu par une immense clameurqui, partie de la tête de la colonne, avertit lafile entière des affamés que la boulangerie ouvraitses portes. On commença d’avancer, mais avec uneextrême lenteur. Un garde national de service faisaitentrer les acheteurs, un par un. Le boulanger, safemme et son garçon étaient assistés dans la ventedes pains par deux commissaires civils qui, unruban tricolore au bras gauche, s’assuraient que leconsommateur appartenait à la section et qu’on nelui délivrait que la part proportionnelle auxbouches qu’il avait à nourrir.
Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche duplaisir la fin unique de la vie: il estimait quela raison et les sens, seuls juges en l’absence desDieux, n’en pouvaient concevoir une autre. Or,trouvant dans les propos du peintre un peu tropde fanatisme et dans ceux du religieux un peu tropde simplicité pour y prendre grand plaisir, cethomme sage, afin de conformer sa conduite à sadoctrine dans les conjonctures présentes, et charmerl’attente encore longue, tira de la poche béantede sa redingote puce son Lucrèce, qui demeuraitses plus chères délices et son vrai contentement.La reliure de maroquin rouge était écornée parl’usage et le citoyen Brotteaux en avaitprudemment gratté les armoiries, les trois îlotsd’or achetés à beaux deniers comptants par letraitant son père. Il ouvrit le livre à l’endroitoù le poète philosophe, qui veut guérir les hommesdes vains troubles de l’amour, surprend une femmeentre les bras de ses servantes dans un état quioffenserait tous les sens d’un amant. Le citoyenBrotteaux lut ces vers, non toutefois sans jeterles yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine nisans respirer avec volupté la peau moite de cettepetite souillon. Le poète Lucrèce n’avait qu’unesagesse; son disciple Brotteaux en avait plusieurs.
Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d’heure.À son oreille, réjouie par les cadences graves etnombreuses de la muse latine, jaillissait en vain lacriaillerie des commères sur l’enchérissement du pain,du sucre, du café, de la chandelle et du savon.C’est ainsi qu’il atteignit avec sérénité le seuilde la boulangerie. Derrière lui, ÉvaristeGamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbedorée sur la grille de fer qui fermait l’imposte.
À son tour, il entra dans la boutique: les paniers,les casiers étaient vides; le boulanger lui délivrale seul morceau de pain qui restât et qui ne pesaitpas deux livres. Évariste paya, et l’on fermala grille sur ses talons, de peur que le peupleen tumulte n’envahît la boulangerie. Mais ce n’étaitpas à craindre: ces pauvres gens, instruits àl’obéissance par leurs antiques oppresseurs et parleurs libérateurs du jour, s’en furent, la têtebasse et traînant la jambe.
Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vitassise sur une borne la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans mouvement,sans couleur, sans larmes, sans regard. L’enfant luisuçait le doigt avidement. Gamelin se tint unmoment devant elle, timide, incertain. Elle ne semblaitpas le voir.
Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau desa poche, un eustache à manche de corne, coupason pain par le milieu et en mit la moitié sur lesgenoux de la jeune mère, qui regarda étonnée; maisil avait déjà tourné le coin de la rue.
Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise àla fenêtre, qui reprisait des bas. Il lui mitgaîment son reste de pain dans la main.
— Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d’êtresi longtemps sur mes jambes, épuisé de chaleur,dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée parbouchée, j’ai mangé la moitié de notre ration. Ilreste à peine votre part.
Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.
VII
Usant d’une très vieille façon de dire, la citoyenneveuve Gamelin l’avait annoncé: «À force de mangerdes châtaignes, nous deviendrons châtaignes.»Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaientdîné, à midi, d’une bouillie de châtaignes. Commeils achevaient cet austère repas, une dame poussala porte et emplit soudain l’atelier de son éclatet de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenneRochemaure. Croyant qu’elle se trompait de porteet cherchait le citoyen Brotteaux, son amid’autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenierdu ci-devant ou appeler Brotteaux,pour épargner à une femme élégante de grimper parune échelle de meunier; mais il parut dès l’abordque c’était au citoyen Évariste Gamelin qu’elleavait affaire, car elle se déclara heureuse de lerencontrer et de se dire sa servante.
Ils n’étaient point tout à fait étrangers l’un àl’autre: ils s’étaient vus plusieurs fois dansl’atelier de David, dans une tribune de l’assemblée,aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: ellel’avait remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, sonair intéressant.
Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton etempanaché comme le couvre-chef d’un représentanten mission, la citoyenne Rochemaure étaitemperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chairfraîche encore sous tant d’apprêts: ces artificesviolents de la mode trahissaient la hâte de vivreet la fièvre de ces jours terribles aux lendemainsincertains. Son corsage à grands revers et à grandesbasques, tout reluisant d’énormes boutons d’acier,était rouge sang, et l’on ne pouvait discerner,tant elle se montrait à la fois aristocrate etrévolutionnaire, si elle portait les couleurs desvictimes ou celles du bourreau. Un jeune militaire,un dragon, l’accompagnait.
La longue canne de nacre à la main, grande, belle,ample, la poitrine généreuse, elle fit le tour del’atelier, et, approchant de ses yeux gris sonlorgnon d’or à deux branches, elle examina les toilesdu peintre, souriant, se récriant, portée à l’admirationpar la beauté de l’artiste, et flattant pourêtre flattée.
— Qu’est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau sinoble et si touchant d’une femme douce et belle prèsd’un jeune malade?
Gamelin répondit qu’il fallait y voirOreste veillé par Électre sa sœur, et que, s’ill’avait pu achever, ce serait peut-être son moinsmauvais ouvrage.
— Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l’Orested’Euripide. J’avais lu, dans une traduction déjàancienne de cette tragédie, une scène qui m’avaitfrappé d’admiration: celle où la jeune Électre,soulevant son frère sur son lit de douleur, essuiel’écume qui lui souille la bouche, écarte de sesyeux les cheveux qui l’aveuglent et prie ce frèrechéri d’écouter ce qu’elle lui va dire dans lesilence des Furies… En lisant et relisant cettetraduction, je sentais comme un brouillard qui mevoilait les formes grecques et que je ne pouvaisdissiper. Je m’imaginais le texte original plusnerveux et d’un autre accent. Éprouvant un vifdésir de m’en faire une idée exacte, j’allai prierMonsieur Gail, qui professait alors le grec auCollège de France (c’était en 91), de m’expliquercette scène mot à mot. Il me l’expliqua comme je lelui demandais et je m’aperçus que les anciens sontbeaucoup plus simples et plus familiers qu’on ne sel’imagine. Ainsi, Électre, dit à Oreste: «Frèrechéri, que ton sommeil m’a causé de joie! Veux-tuque je t’aide à te soulever?» Et Oreste répond:«Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie ces restesd’écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux.Mets ta poitrine contre la mienne et écarte de monvisage ma chevelure emmêlée: car elle me cache lesyeux…» Tout plein de cette poésie si jeune et sivive, de ces expressions naïves et fortes,j’esquissai le tableau que vous voyez, citoyenne.
Le peintre, qui, d’ordinaire, parlait si discrètementde ses œuvres, ne tarissait pas sur celle-là.Encouragé par un signe que lui fit la citoyenneRochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit:
— Hennequin a traité en maître les fureurs d’Oreste.Mais Oreste nous émeut encore plus dans sa tristesseque dans ses fureurs. Quelle destinée que la sienne!C’est par piété filiale, par obéissance à des ordressacrés qu’il a commis ce crime dont les Dieuxdoivent l’absoudre, mais que les hommes nepardonneront jamais. Pour venger la justice outragée,il a renié la nature, il s’est fait inhumain,il s’est arraché les entrailles. Il reste fier sousle poids de son horrible et vertueux forfait… C’est ce quej’aurais voulu montrer dans ce groupe du frère et dela sœur.
Il s’approcha de la toile et la regarda aveccomplaisance.
— Certaines parties, dit-il, sont à peu prèsterminées; la tête et le bras d’Oreste, parexemple.
— C’est un morceau admirable… Et Oreste vousressemble, citoyen Gamelin.
— Vous trouvez? fit le peintre avec un souriregrave.
Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Lejeune dragon se tint debout à son côté, la main surle dossier de la chaise où elle était assise.À quoi l’on pouvait voir que la Révolution étaitaccomplie, car, sous l’ancien régime, un homme n’eûtjamais, en compagnie, touché seulement du doigtle siège où se trouvait une dame, formé parl’éducation aux contraintes, parfois assez rudes, dela politesse, estimant d’ailleurs que la retenuegardée dans la société donne un prix singulier àl’abandon secret et que, pour perdre le respect, ilfallait l’avoir.
Louise Masché de Rochemaure, fille d’unlieutenant des chasses du roi, veuve d’un procureuret, durant vingt ans, fidèle amie du financierBrotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principesnouveaux. On l’avait vue, en juillet 1790, bêcherla terre du Champ de Mars. Son penchant décidé pourles puissances l’avait portée facilement desfeuillants aux girondins et aux montagnards, tandisqu’un esprit de conciliation, une ardeurd’embrassement et un certain génie d’intriguel’attachaient encore aux aristocrates et auxcontre-révolutionnaires. C’était une personne trèsrépandue, fréquentant guinguettes, théâtres,traiteurs à la mode, tripots, salons, bureaux dejournaux, antichambres de comités. La Révolutionlui apportait nouveautés, divertissements, sourires,joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant desintrigues politiques et galantes, jouant de laharpe, dessinant des paysages, chantant des romances,dansant des danses grecques, donnant à souper,recevant de jolies femmes, comme la comtesse deBeaufort et l’actrice Descoings, tenant toutela nuit table de trente-et-un et de biribi et faisantrouler la rouge et la noire, elle trouvait encore letemps d’être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante,brouillonne, frivole, connaissant les hommes,ignorant les foules, aussi étrangère aux opinionsqu’elle partageait qu’à celles qu’il lui fallaitrépudier, ne comprenant absolument rien à ce qui sepassait en France, elle se montrait entreprenante,hardie et toute pleine d’audace par ignorance dudanger et par une confiance illimitée dans lepouvoir de ses charmes.
Le militaire qui l’accompagnait était dans la fleurde la jeunesse. Un casque de cuivre, garni d’une peaude panthère, et la crête ornée de chenille ponceau,ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur sondos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge,en façon de brassière, se gardait de descendrejusqu’aux reins pour n’en pas cacher l’élégantecambrure. Il portait à la ceinture un énormesabre, dont la poignée en bec d’aigle resplendissait.Une culotte à pont, d’un bleu tendre, moulaitles muscles élégants de ses jambes, et des soutachesd’un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesquessur ses cuisses. Il avait l’air d’un danseur costumépour quelque rôle martial et galant, dans Achille à Scyrosou les Noces d’Alexandre,par un élève de David attentif à serrer la forme.
Gamelin se rappelait confusément l’avoir déjà vu.C’était en effet le militaire qu’il avait rencontré,quinze jours auparavant, haranguant le peuple surles galeries du Théâtre de la Nation.
La citoyenne Rochemaure le nomma:
— Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnairede la section des Droits de l’Homme.
Elle l’avait toujours dans ses jupes, miroir d’amouret certificat vivant de civisme.
La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et luidemanda s’il ne consentirait pas à dessiner unecarte pour une marchande de modes à qui elles’intéressait. Il y traiterait un sujet approprié:une femme essayant une écharpe devant une psyché,par exemple, ou une jeune ouvrière portant sous sonbras un carton à chapeau.
Comme capables d’exécuter un petit ouvrage de cegenre, on lui avait parlé du fils Fragonard, dujeune Ducis et aussi d’un nommé Prudhomme; maiselle préférait s’adresser au citoyen ÉvaristeGamelin. Toutefois elle n’en vint, sur cet article,à rien de précis, et l’on sentait qu’elle avaitmis cette commande en avant uniquement pour engagerla conversation. En effet elle était venue pourtout autre chose. Elle réclamait du citoyen Gamelinun bon office: sachant qu’il connaissait le citoyenMarat, elle venait lui demander de l’introduirechez l’Ami du peuple, avec qui elle désirait avoir unentretien.
Gamelin répondit qu’il était un trop petitpersonnage pour la présenter à Marat, et que, dureste, elle n’avait que faire d’un introducteur:Marat, bien qu’accablé d’occupations, n’était pasl’homme invisible qu’on avait dit.
Et Gamelin ajouta:
— Il vous recevra, citoyenne, si vous êtesmalheureuse: car son grand cœur le rend accessibleà l’infortune et pitoyable à toutes les souffrances.Il vous recevra si vous avez quelque révélation àlui faire intéressant le salut public: il a vouéses jours à démasquer les traîtres.
La citoyenne Rochemaure répondit qu’elle seraitheureuse de saluer en Marat un citoyen illustre,qui avait rendu de grands services au pays, quiétait capable d’en rendre de plus grands encore, etqu’elle souhaitait mettre ce législateur en rapportavec des hommes bien intentionnés, des philanthropesfavorisés par la fortune et capables de luifournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardentamour de l’humanité.
— Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérerles riches à la prospérité publique.
De vrai, la citoyenne avait promis au banquierMorhardt de le faire dîner avec Marat.
Morhardt, Suisse comme l’Ami du peuple, avait liépartie avec plusieurs députés à la Convention,Julien (de Toulouse), Delaunay (d’Angers) etl’ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actionsde la Compagnie des Indes. Le jeu, très simple,consistait à faire tomber ces actions à 650 livrespar des motions spoliatrices, afin d’en acheterle plus grand nombre possible à ce prix et de lesrelever ensuite à 4 000 ou 5 000 livres par desmotions rassurantes. Mais Chabot, Julien,Delaunay étaient percés à jour. On suspectaitLacroix, Fabre d’Églantine et même Danton.L’homme de l’agio, le baron de Batz, cherchaitde nouveaux complices à la Convention et conseillaitau banquier Morhardt de voir Marat.
Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnairesn’était pas aussi étrange qu’elle semblait toutd’abord. Toujours ces gens-là s’efforçaient de seliguer avec les puissances du jour, et, par sapopularité, par sa plume, par son caractère, Maratétait une puissance formidable. Les girondinssombraient; les dantonistes, battus par latempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l’idoledu peuple, était d’une probité jalouse, soupçonneuxet ne se laissait point approcher. Il importait decirconvenir Marat, de s’assurer sa bienveillancepour le jour où il serait dictateur, et toutprésageait qu’il le deviendrait: sa popularité,son ambition, son empressement à recommander lesgrands moyens. Et peut-être, après tout, queMarat rétablirait l’ordre, les finances, laprospérité. Plusieurs fois il s’était élevé contreles énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque temps, ildénonçait les démagogues presque autant que lesmodérés. Après avoir excité le peuple à pendre lesaccapareurs dans leur boutique pillée, il exhortaitles citoyens au calme et à la prudence; il devenaitun homme de gouvernement.
Malgré certains bruits qu’on semait sur lui commesur tous les autres hommes de la Révolution, cesécumeurs d’or ne le croyaient pas corruptible, maisils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraientle gagner par des flatteries et surtout par unefamiliarité condescendante, qu’ils croyaient de leurpart la plus séduisante des flatteries. Ilscomptaient, grâce à lui, souffler le froid et lechaud sur toutes les valeurs qu’ils voudraientacheter et revendre, et le pousser à servir leursintérêts en croyant n’agir que dans l’intérêtpublic.
Grande appareilleuse, bien qu’elle fût encore dansl’âge des amours, la citoyenne Rochemaure s’étaitdonné la mission de réunir le législateur journalisteau banquier et sa folle imagination lui représentaitl’homme des caves, aux mains encore rougies dusang de Septembre, engagé dans le parti desfinanciers dont elle était l’agent, jeté par sasensibilité même et sa candeur en plein agio, dans cemonde, qu’elle chérissait, d’accapareurs, defournisseurs, d’émissaires de l’étranger, de croupiers et de femmes galantes.
Elle insista pour que le citoyen Gamelin laconduisît chez l’Ami du peuple, qui habitait nonloin, dans la rue des Cordeliers, près de l’église.Après avoir fait un peu de résistance, le peintrecéda au vœu de la citoyenne.
Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa,alléguant qu’il entendait garder sa liberté, même àl’égard du citoyen Marat, qui, sans doute, avaitrendu des services à la République, mais maintenantfaiblissait: n’avait-il pas, dans sa feuille,conseillé la résignation au peuple de Paris?
Et le jeune Henry, d’une voix mélodieuse, avecde longs soupirs, déplora la République trahiepar ceux en qui elle avait mis son espoir: Dantonrepoussant l’idée d’un impôt sur les riches,Robespierre s’opposant à la permanence des sections,Marat dont les conseils pusillanimes brisaientl’élan des citoyens.
— Oh! s’écria-t-il, que ces hommes paraissentfaibles auprès de Leclerc et de Jacques Roux!…Roux! Leclerc! Vous êtes les vrais amis dupeuple!
Gamelin n’entendit point ces propos, qui l’eussentindigné: il était allé dans la pièce voisinepasser son habit bleu.
— Vous pouvez être fière de votre fils, dit lacitoyenne Rochemaure à la citoyenne Gamelin. Ilest grand par le talent et par le caractère.
La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, unbon témoignage de son fils, sans toutefoiss’enorgueillir de lui devant une dame de hautparage, car elle avait appris dans son enfance quele premier devoir des petits est l’humilité enversles grands. Elle était encline à se plaindre, n’enayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintesun soulagement à ses peines. Elle révélaitabondamment ses maux à ceux qu’elle croyait capablesde les soulager, et madame de Rochemaure luisemblait de ceux-là. Aussi, mettant à profitl’instant favorable, elle conta tout d’unehaleine la détresse de la mère et du fils, qui tousdeux mouraient de faim. On ne vendait plus detableaux: la Révolution avait tué le commercecomme avec un couteau. Les vivres étaient rareset hors de prix…
Et la bonne dame expédiait ses lamentations avectoute la volubilité de ses lèvres molles et de salangue épaisse, afin de les avoir dépêchées toutesquand reparaîtrait son fils, dont la fierté n’eûtpoint approuvé de telles plaintes. Elle s’efforçaitd’émouvoir dans le moins de temps possible une damequ’elle jugeait riche et répandue, et de l’intéresserau sort de son enfant. Et elle sentait que la beautéd’Évariste conspirait avec elle pour attendrirune femme bien née.
En effet, la citoyenne Rochemaure montra de lasensibilité: elle s’émut à l’idée des souffrancesd’Évariste et de sa mère et rechercha les moyensde les adoucir. Elle ferait acheter les ouvragesdu peintre par des hommes riches de ses amis.
— Car, dit-elle en souriant, il y a encore del’argent en France, mais il se cache.
Mieux encore: puisque l’art était perdu, elleprocurerait à Évariste un emploi chez Morhardtou chez les frères Perregaux, ou une place decommis chez un fournisseur aux armées.
Puis elle songea que ce n’était pas cela qu’ilfallait à un homme de ce caractère; et, après unmoment de réflexion, elle fit signe qu’elle avaittrouvé:
— Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunalrévolutionnaire. Juré, magistrat, voilà ce quiconvient à votre fils. Je suis en relation avecles membres du Comité deSalut public; je connais Robespierre l’aîné; sonfrère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai.Je ferai parler à Montané, à Dumas, à Fouquier.
La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mitun doigt sur sa bouche: Évariste rentrait dansl’atelier.
Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l’escaliersombre, dont les degrés de bois et de carreauxétaient recouverts d’une crasse antique.
Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeaitl’ombre du piédestal qui avait porté le Chevalde Bronze et que pavoisaient maintenant les couleursde la nation, une foule d’hommes et de femmes dupeuple écoutaient, par petits groupes, des citoyensqui parlaient à voix basse. La foule, consternée,gardait un silence coupé par intervalles degémissements et de cris de colère. Beaucoup s’enallaient d’un pas rapide vers la rue de Thionville,ci-devant rue Dauphine; Gamelin, s’étant glissédans un de ces groupes, entendit que Marat venaitd’être assassiné.
Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait:il avait été assassiné dans sa baignoire, par unefemme venue exprès de Caen pour commettre ce crime.
Certains croyaient qu’elle s’était enfuie; mais laplupart disaient qu’elle avait été arrêtée.
Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger.
Ils songeaient:
«Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n’estplus là pour nous guider, lui qui ne s’est jamaistrompé, qui devinait tout, qui osait tout révéler!… Que faire, que devenir? Nous avons perdu notreconseiller, notre défenseur, notre ami.» Ilssavaient d’où venait le coup, etqui avait dirigé le bras de cette femme. Ilsgémissaient:
— Marat a été frappé par les mains criminelles quiveulent nous exterminer. Sa mort est le signal del’égorgement de tous les patriotes.
On rapportait diversement les circonstances de cettemort tragique et les dernières paroles de lavictime; on faisait des questions sur l’assassin,dont on savait seulement que c’était une jeunefemme envoyée par les traîtres fédéralistes.Montrant les ongles et les dents, les citoyennesvouaient la criminelle au supplice et, trouvantla guillotine trop douce, réclamaient pour ce monstrele fouet, la roue, l’écartèlement, et imaginaientdes tortures nouvelles.
Des gardes nationaux en armes traînaient à la sectionun homme à l’air résolu. Ses vêtements étaient enlambeaux; des filets de sang coulaient sur sa facepâle. On l’avait surpris disant que Marat avaitmérité son sort en provoquant sans cesse au pillageet au meurtre. Et ç’avait été à grand’peine que lesmiliciens l’avaient soustrait à la fureur populaire.On le désignait du doigt comme un complice del’assassin, et des menaces de mort s’élevaientsur son passage.
Gamelin restait stupide de douleur. De maigreslarmes séchaient dans ses yeux ardents. À sa douleurfiliale se mêlaient une sollicitude patriotique etune piété populaire qui le déchiraient.
Il songeait:
«Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!…Je reconnais le sort des patriotes: massacrésau Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ilspériront tous.» Et il songeait au traître Wimpfenqui naguère encore, à la tête d’une horde desoixante mille royalistes, marchait sur Paris, etqui, s’il n’avait été arrêté à Vernon par les bravespatriotes, eût mis à feu et à sang la villehéroïque et condamnée.
Et combien de périls encore, combien de projetscriminels, combien de trahisons, que la sagesseet la vigilance de Marat pouvaient seules connaîtreet déjouer! Qui saurait après lui dénoncerCustine oisif dans le camp de César et refusantde débloquer Valenciennes, Biron inactif dansla Basse-Vendée, laissant prendre Saumur etassiéger Nantes, Dillon trahissant la patrie dansl’Argonne?…
Cependant, autour de lui, de moment en moment,grandissait la clameur sinistre:
— Marat est mort; les aristocrates l’ont tué!
Comme, le cœur gros de douleur, de haine etd’amour, il s’en allait rendre un hommage funèbre aumartyr de la liberté, une vieille paysanne quiportait la coiffe limousine s’approcha de lui etlui demanda si ce Monsieur Marat, qui avait étéassassiné, n’était pas monsieur le curé Mara,de Saint-Pierre-de-Queyroix.
VIII
La veille de la fête, par un soir tranquille etclair, Élodie, au bras d’Évariste, se promenaitsur le champ de la Fédération. Des ouvriersachevaient en hâte d’élever des colonnes, desstatues, des temples, une montagne, un autel.Des symboles gigantesques, l’Hercule populairebrandissant sa massue, la Nature abreuvant l’universà ses mamelles inépuisables, se dressaient soudaindans la capitale en proie à la famine, à la terreur,écoutant si l’on n’entendait pas sur la route deMeaux les canons autrichiens. La Vendée réparaitson échec devant Nantes pardes victoires audacieuses. Un cercle de fer, deflammes et de haine entourait la grande citérévolutionnaire. Et cependant elle recevait avecmagnificence, comme la souveraine d’un vaste empire,les députés des assemblées primaires qui avaientaccepté la constitution. Le fédéralisme étaitvaincu: la République une, indivisible, vaincraittous ses ennemis.
Étendant le bras sur la plaine populeuse:
— C’est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91,l’infâme Bailly fit fusiller le peuple au piedde l’autel de la patrie. Le grenadier Passavant,témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchirason habit, s’écria: «J’ai juré de mourir avec laliberté; elle n’est plus: je meurs.» Et il sebrûla la cervelle.
Cependant les artistes et les bourgeois paisiblesexaminaient les préparatifs de la fête, et on lisaitsur leurs visages un amour de la vie aussi morneque leur vie elle-même: les plus grandsévénements, en entrant dans leur esprit, serapetissaient à leur mesure et devenaient insipidescomme eux. Chaque couple allait, portant dans sesbras ou traînant par la main ou faisant courirdevant lui des enfants qui n’étaient pas plusbeaux que leurs parents et ne promettaient pas dedevenir plus heureux, et qui donneraient la vieà d’autres enfants aussi médiocres qu’eux en joieet en beauté. Et parfois l’on voyait une jeunefille grande et belle qui sur son passage inspiraitaux jeunes hommes un généreux désir, aux vieillardsle regret de la douce vie.
Près de l’École militaire, Évariste montra àÉlodie des statues égyptiennes dessinées parDavid d’après desmodèles romains de l’époque d’Auguste. Ilsentendirent alors un vieux Parisien poudré s’écrier:
— On se croirait sur les bords du Nil!
Depuis trois jours qu’Élodie n’avait vu son ami,de graves événements s’étaient passés à l’Amour peintre.Le citoyen Blaise avait été dénoncéau Comité de sûreté générale pour fraudes dans lesfournitures. Heureusement que le marchand d’estampesétait connu dans sa section: le Comité desurveillance de la section des Piques s’étaitporté garant de son civisme auprès du Comité desûreté générale et l’avait pleinement justifié.
Ayant conté cet événement avec émotion, Élodieajouta:
— Nous sommes tranquilles maintenant, mais l’alertea été chaude. Il s’en est fallu de peu que mon pèren’ait été mis en prison. Si le danger avait duréquelques heures de plus, je serais allée vousdemander, Évariste, de faire auprès de vos amisinfluents des démarches en sa faveur.
Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loinde mesurer la profondeur de ce silence.
Ils allèrent, la main dans la main, le long desberges de la Seine. Ils se disaient leur mutuelletendresse dans le langage de Julie et deSaint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait lesmoyens de peindre et d’orner leur amour.
La municipalité avait accompli ce prodige de fairerégner pour un jour l’abondance dans la villeaffamée. Une foire s’était installée sur la placedes Invalides, au bord de la rivière: des marchandsvendaient, dans des baraques, des saucissons, descervelas, des andouilles, des jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des painsd’épices, des crêpes, des pains de quatre livres, dela limonade et du vin.Il y avait aussi des boutiques où l’onvendait des chansons patriotiques, des cocardes, desrubans tricolores, des bourses, des chaînes delaiton et toutes sortes de menus joyaux. S’arrêtantà l’étalage d’un humble bijoutier, Évaristechoisit une bague en argent où l’on voyait en reliefla tête de Marat entortillée d’un foulard. Etil la passa au doigt d’Élodie.
Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l’Arbre-Sec,chez la citoyenne Rochemaure, qui l’avait mandépour affaire pressante. Il la trouva dans sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue,en déshabillé galant.
Tandis que l’attitude de la citoyenne exprimaitune voluptueuse langueur, autour d’elle tout disaitses grâces, ses jeux, ses talents: une harpeprès du clavecin entr’ouvert; une guitare dans unfauteuil; un métier à broder où était montée uneétoffe de satin; sur la table, une miniatureébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèqueen désordre comme ravagée par une belle mainaussi avide de connaître que de sentir. Elle luidonna sa main à baiser et lui dit:
— Salut, citoyen juré!… Aujourd’hui même,Robespierre l’aîné m’a remis une lettre en votrefaveur pour le président Herman, une lettre trèsbien tournée, qui disait à peu près: «Je vousindique le citoyen Gamelin, recommandable par sestalents et par son patriotisme. Je me suis fait undevoir de vous annoncer un patriote qui a desprincipes et une conduite ferme dans la lignerévolutionnaire. Vous ne négligerez pas l’occasiond’être utile à un républicain…» J’ai porté sansdébrider cette lettre auprésident Herman, qui m’a reçue avec une politesseexquise et a aussitôt signé votre nomination.C’est chose faite.
Gamelin, après un moment de silence:
— Citoyenne, dit-il, bien que je n’aie pas unmorceau de pain à donner à ma mère, je jure sur monhonneur que je n’accepte les fonctions de juréque pour servir la République et la venger de tousses ennemis.
La citoyenne jugea le remerciement froid et lecompliment sévère. Elle soupçonna Gamelin demanquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunessepour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelinétait beau: elle lui trouvait du mérite. «On lefaçonnera», songea-t-elle. Et elle l’invita àses soupers: elle recevait, chaque soir, après lethéâtre.
— Vous rencontrerez chez moi des gens d’esprit etde talent: Elleviou, Talma, le citoyen Vigée,qui tourne les bouts-rimés avec une habiletémerveilleuse. Le citoyen François nous a lu saPaméla,qu’on répète en ce moment au Théâtrede la Nation. Le style en est élégant et pur,comme tout ce qui sort de la plume du citoyenFrançois. La pièce est touchante: elle nous afait verser des larmes. C’est la jeune Lange quitiendra le rôle de Paméla.
— Je m’en rapporte à votre jugement, citoyenne,répondit Gamelin. Mais le Théâtre de la Nation estpeu national. Et il est fâcheux pour le citoyenFrançois que ses ouvrages soient portés sur cesplanches avilies par les vers misérables de Laya: on n’a pas oublié le scandale de l’Ami des Lois…
— Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: iln’est pas de mes amis.
Ce n’était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu’elle avait faitet ce que d’aventure il adviendrait qu’elle fît pourlui, elle comptait se l’attacher étroitement ets’assurer un appui auprès d’une justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l’autre,car enfin elle envoyait beaucoup de lettres enFrance et à l’étranger, et de telles correspondancesétaient alors suspectes.
— Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?
À ce moment, le dragon Henry, plus charmant quel’enfant Bathylle, entra dans la chambre. Deuxénormes pistolets étaient passés dans sa ceinture.
Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:
— Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j’aipassé la journée au Comité de sûreté généraleet qui ne m’en sait point de gré. Grondez-le.
— Ah! citoyenne, s’écria le militaire, vous venezde voir nos législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants d’un peuplelibre devraient-ils siéger sous les lambris d’undespote? Les mêmes lustres allumés naguère sur lescomplots de Capet et les orgies d’Antoinetteéclairent aujourd’hui les veilles de noslégislateurs. Cela fait frémir la nature.
— Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin,répondit-elle; il est nommé juré au Tribunalrévolutionnaire.
— Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suisheureux de voir un homme de ton caractère investide ces fonctions. Mais, à vrai dire, j’ai peu deconfiance en cette justice méthodique, créée parles modérés de la Convention, encette Némésis débonnaire qui ménage lesconspirateurs, épargne les traîtres, ose à peinefrapper les fédéralistes et craint d’appelerl’Autrichienne à sa barre. Non, ce n’est pas leTribunal révolutionnaire qui sauvera la République.Ils sont bien coupables, ceux qui, dans la situationdésespérée où nous sommes, ont arrêté l’élande la justice populaire!
— Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moice flacon…
En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère etle vieux Brotteaux qui faisaient une partie depiquet à la lueur d’une chandelle fumeuse. La citoyenne annonçait sans vergogne «tierce au roi».
Apprenant que son fils était juré, elle l’embrassaavec transports, songeant que c’était pour l’unet l’autre beaucoup d’honneur et que désormais tousdeux mangeraient tous les jours.
— Je suis heureuse et fière d’être la mère d’un juré,dit-elle. C’est une belle chose que la justice, etla plus nécessaire de toutes: sans justice, lesfaibles seraient vexés à chaque instant. Et jecrois que tu jugeras bien, mon Évariste: car, dèsl’enfance, je t’ai trouvé juste et bienveillanten toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l’iniquitéet tu t’opposais selon tes forces à la violence.Tu avais pitié des malheureux, et c’est là le plusbeau fleuron d’un juge… Mais, dis-moi, Évariste,comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?
Gamelin lui répondit que les juges se coiffaientd’un chapeau à plumes noires, mais que les jurésn’avaient point de costume uniforme, qu’ilsportaient leur habit ordinaire.
— Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu’ilsportassent la robe et la perruque: ils enparaîtraient plus respectables. Bien que vêtu leplus souvent avec négligence, tu es beau et tupares tes habits; mais la plupart des hommes ontbesoin de quelque ornement pour paraître considérables: il vaudrait mieux que les juréseussent la robe et la perruque.
La citoyenne avait ouï dire que les fonctions dejuré au tribunal rapportaient quelque chose; ellene se tint pas de demander si l’on y gagnait de quoivivre honnêtement, car un juré disait-elle, doit faire bonne figure dans le monde.
Elle apprit avec satisfaction que les jurésrecevaient une indemnité de dix-huit livres parséance et que la multitude des crimes contre lasûreté de l’État les obligerait à siéger trèssouvent.
Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva etdit à Gamelin:
— Citoyen, vous êtes investi d’une magistratureauguste et redoutable. Je vous félicite de prêterles lumières de votre conscience à un tribunal plussûr et moins faillible peut-être que tout autre,parce qu’il recherche le bien et le mal, non pointen eux-mêmes et dans leur essence, mais seulementpar rapport à des intérêts tangibles et à dessentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcerentre la haine et l’amour, ce qui se faitspontanément, non entre la vérité et l’erreur, dontle discernement est impossible au faibleesprit des hommes. Jugeant d’après les mouvementsde vos cœurs, vous ne risquerez pas de voustromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu’ilcontente les passions qui sont votre loi sacrée. Mais,c’est égal, si j’étais de votre président, jeferais comme Bridoie, je m’en rapporterais au sortdes dés. En matière de justice, c’est encore le plussûr.
IX
Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le14 septembre, lors de la réorganisation du Tribunal,divisé désormais en quatre sections, avec quinzejurés pour chacune. Les prisons regorgeaient;l’accusateur public travaillait dix-huit heurespar jour. Aux défaites des armées, aux révoltesdes provinces, aux conspirations, aux complots,aux trahisons, la Convention opposait la terreur.Les Dieux avaient soif.
La première démarche du nouveau juré fut de faireune visite de déférence au président Herman, quile charmapar la douceur de son langage et l’aménité de soncommerce. Compatriote et ami de Robespierre, dontil partageait les sentiments, il laissait voir uncœur sensible et vertueux. Il était tout pénétréde ces sentiments humains, trop longtemps étrangersau cœur des juges et qui font la gloire éternelled’un Dupaty et d’un Beccaria. Il se félicitaitde l’adoucissement des mœurs qui s’était manifesté,dans l’ordre judiciaire, par la suppression de latorture et des supplices ignominieux ou cruels.Il se réjouissait de voir la peine de mort, autrefoisprodiguée et servant naguère encore à la répressiondes moindres délits, devenue plus rare, et réservéeaux grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre,il l’eût volontiers abolie, en tout ce qui netouchait pas à la sûreté publique. Mais il eût crutrahir l’État en ne punissant pas de mort les crimescommis contre la souveraineté nationale.
Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idéemonarchique de la raison d’État inspirait leTribunal révolutionnaire. Huit siècles de pouvoirabsolu avaient formé ses magistrats, et c’est surles principes du droit divin qu’il jugeait lesennemis de la liberté.
Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devantl’accusateur public, le citoyen Fouquier, qui lereçut dans le cabinet où il travaillait avec songreffier. C’était un homme robuste, à la voix rude,aux yeux de chat, qui portait sur sa large facegrêlée, sur son teint de plomb, l’indice des ravagesque cause une existence sédentaire et recluse auxhommes vigoureux, faits pour le grand air et lesexercices violents. Les dossiers montaient autourde lui comme les murs d’un sépulcre, et,visiblement,il aimait cette paperasserie terrible qui semblaitvouloir l’étouffer. Ses propos étaient d’unmagistrat laborieux, appliqué à ses devoirs et dontl’esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions.Son haleine échauffée sentait l’eau-de-vie qu’ilprenait pour se soutenir et qui ne semblait pasmonter à son cerveau, tant il y avait de luciditédans ses propos constamment médiocres.
Il vivait dans un petit appartement du Palais, avecsa jeune femme, qui lui avait donné deux jumeaux.Cette jeune femme, la tante Henriette et la servantePélagie composaient toute sa maison. Il se montraitdoux et bon envers ces femmes. Enfin, c’était unhomme excellent dans sa famille et dans saprofession, sans beaucoup d’idées et sans aucuneimagination.
Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelquedéplaisir combien ces magistrats de l’ordre nouveauressemblaient d’esprit et de façons aux magistratsde l’ancien régime. Et c’en étaient: Herman avaitexercé les fonctions d’avocat général au conseild’Artois; Fouquier était un ancien procureur auChâtelet. Ils avaient gardé leur caractère. MaisÉvariste Gamelin croyait à la palingénésierévolutionnaire.
En quittant le parquet, il traversa la galerie duPalais et s’arrêta devant les boutiques où toutessortes d’objets étaient exposés avec art. Ilfeuilleta, à l’étalage de la citoyenne Ténot, desouvrages historiques, politiques, et philosophiques:Les Chaînes de l’Esclavage; Essai sur le Despotisme; Les Crimes des Reines.«À la bonneheure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!»et il demanda à la libraire si elle vendait beaucoupde ces livres-là. Elle secoua la tête:
— On ne vend que des chansons et des romans.
Et, tirant un petit volume d’un tiroir:
— Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon.
Évariste lut le titre: La Religieuse en chemise.
Il trouva devant la boutique voisine PhilippeDesmahis qui, superbe et tendre, parmi les eauxde senteur, les poudres et les sachets de lacitoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchandede son amour, lui promettait de lui faire sonportrait et lui demandait un moment d’entretiendans le jardin des Tuileries, le soir. Il étaitbeau. La persuasion coulait de ses lèvres etjaillissait de ses yeux. La citoyenne Saint-Jorrel’écoutait en silence et, prête à le croire, baissaitles yeux.
Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, le nouveau juré voulut, mêléau public, assister à un jugement du tribunal. Ilgravit l’escalier où un peuple immense était assiscomme dans un amphithéâtre et il pénétra dansl’ancienne salle du Parlement de Paris.
On s’étouffait pour voir juger quelque général. Caralors, comme disait le vieux Brotteaux, «laConvention, à l’exemple du gouvernement de SaMajesté britannique, faisait passer en jugement lesgénéraux vaincus, à défaut des généraux traîtres,qui, ceux-ci, ne se laissaient point juger. Ce n’estpoint, ajoutait Brotteaux, qu’un général vaincusoit nécessairement criminel, car de toute nécessitéil en faut un dans chaque bataille. Mais il n’estriencomme de condamner à mort un général pour donnerdu cœur aux autres…»
Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil del’accusé, de ces militaires légers et têtus,cervelles d’oiseau dans des crânes de bœuf. Celui-làn’en savait guère plus sur les sièges et lesbatailles qu’il avait conduits, que les magistratsqui l’interrogeaient: l’accusation et la défensese perdaient dans les effectifs, les objectifs, lesmunitions, les marches et les contremarches. Etla foule des citoyens qui suivaient ces débatsobscurs et interminables voyait derrière le militaireimbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts; et, du regard et de la voix, ilspressaient les jurés, tranquilles à leur banc,d’asséner leur verdict comme un coup de massuesur les ennemis de la République.
Évariste le sentait ardemment: ce qu’il fallaitfrapper en ce misérable, c’étaient les deux monstresaffreux qui déchiraient la Patrie: la révolteet la défaite. Il s’agissait bien, vraiment, desavoir si ce militaire était innocent ou coupable!Quand la Vendée reprenait courage, quand Toulonse livrait à l’ennemi, quand l’armée du Rhinreculait devant les vainqueurs de Mayence, quandl’armée du Nord, retirée au camp de César, pouvaitêtre enlevée en un coup de main par les Impériaux,les Anglais, les Hollandais, maîtres deValenciennes, ce qu’il importait, c’était d’instruireles généraux à vaincre ou à mourir. En voyant cesoudard infirme et abêti, qui, à l’audience, seperdait dans ses cartes comme il s’était perdulà-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour nepas crier avec le public: «À mort!» sortitprécipitamment de la salle.
À l’assemblée de la section, le nouveau juré reçutles félicitations du président Olivier, qui lui fitjurer sur le vieux maître-autel des Barnabites,transformé en autel de la patrie, d’étouffer dans son âme, au nom sacré de l’humanité, toute faiblessehumaine.
Gamelin, la main levée, prit à témoin de son sermentles mânes augustes de Marat, martyr de la liberté,dont le buste venait d’être posé contre un pilier dela ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.
Quelques applaudissements retentirent, mêlésà des murmures. L’assemblée était agitée. À l’entréede la nef, un groupe de sectionnaires armés depiques vociférait.
— Il est anti-républicain, dit le président, de porterdes armes dans une réunion d’hommes libres.
Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et lespiques dans la ci-devant sacristie.
Un bossu, l’œil vif et les lèvres retroussées, lecitoyen Beauvisage, du comité de vigilance, vintoccuper la chaire devenue la tribune et surmontéed’un bonnet rouge.
— Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrentnos armées à l’ennemi. Les Impériaux poussentdes partis de cavalerie autour de Péronne et deSaint-Quentin. Toulon a été livré aux Anglais, quiy débarquent quatorze mille hommes. Les ennemis de laRépublique conspirent au sein même de la Convention.Dans la capitale, d’innombrables complots sont ourdis pour délivrer l’Autrichienne. Au momentque je parle, le bruit court que le fils Capet,évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud:on veut relever en sa faveur le trône du tyran.L’enchérissement des vivres, la dépréciation desassignats sont l’effet desmanœuvres accomplies dans nos foyers, sous nosyeux, par les agents de l’étranger. Au nom du salutpublic, je somme le citoyen juré d’être impitoyablepour les conspirateurs et les traîtres.
Tandis qu’il descendait de la tribune, des voixs’élevaient dans l’assemblée: «À bas le tribunalrévolutionnaire! À bas les modérés!»
Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné,menuisier sur la place de Thionville, monta à latribune, désireux, disait-il, d’adresser une questionau citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelleserait son attitude dans l’affaire des Brissotinset de la veuve Capet.
Évariste était timide et ne savait point parleren public. Mais l’indignation l’inspira. Il se leva,pâle, et dit d’une voix sourde:
— Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience.Toute promesse que je vous ferais serait contraireà mon devoir. Je dois parler au Tribunal et me tairepartout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suisjuge: je ne connais ni amis ni ennemis.
L’assemblée, diverse, incertaine et flottante,comme toutes les assemblées, approuva. Mais lecitoyen Dupont aîné revint à la charge; il nepardonnait pas à Gamelin d’occuper une place qu’ilavait lui-même convoitée.
— Je comprends, dit-il, j’approuve même les scrupulesdu citoyen juré. On le dit patriote: c’est à luide voir si sa conscience lui permet de siéger dansun tribunal destiné à détruire les ennemis de laRépublique et résolu à les ménager. Il est descomplicités auxquelles un bon citoyen doit sesoustraire. N’est-il pas avéré que plusieurs jurésde ce tribunal se sont laissés corrompre par l’ordes accusés, et que le président Montané a perpétréun faux pour sauver la tête de la fille Corday?
À ces mots, la salle retentit d’applaudissementsvigoureux. Les derniers éclats en montaient encoreaux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à latribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniersmois. Sur son visage pâle des pommettes rougesperçaient la peau; ses paupières étaient enflamméeset ses prunelles vitreuses.
— Citoyens, dit-il d’une voix faible et un peuhaletante, étrangement pénétrante; on ne peutsuspecter le Tribunal révolutionnaire sans suspecteren même temps la Convention et le Comité de Salut public dont il émane. Le citoyen Beauvisage nousa alarmés en nous montrant le président Montanéaltérant la procédure en faveur d’un coupable.Que n’a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur ladénonciation de l’accusateur public, Montané a étédestitué et emprisonné?… Ne peut-on veiller ausalut public sans jeter partout la suspicion?N’y a-t-il plus de talents ni de vertus à laConvention? Robespierre, Couthon, Saint-Just nesont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquableque les propos les plus violents sont tenus par desindividus qu’on n’a jamais vus combattre pour laRépublique! Ils ne parleraient pas autrement s’ilsvoulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins debruit et plus de besogne! C’est avec des canons, etnon avec des criailleries, que l’on sauvera laFrance. La moitié des caves de la section n’ont pasencore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennentencore des quantités considérables de bronze. Nousrappelons aux riches que les dons patriotiquessont pour eux lameilleure des assurances. Je recommande à votrelibéralité les filles et les femmes de nos soldatsqui se couvrent de gloire à la frontière et sur laLoire. L’un d’eux, le hussard Pommier (Augustin),précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem,le 10 du mois dernier, devant Condé, menant deschevaux boire, fut assailli par six cavaliersautrichiens: il en tua deux et ramena les autresprisonniers. Je demande que la section déclare quePommier (Augustin) a fait son devoir.
Ce discours fut applaudi et les sectionnaires seséparèrent aux cris de «vive la République!»
Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin luiserra la main:
— Merci. Comment vas-tu?
— Moi, très bien, très bien! répondit Trubert,en crachant, avec un hoquet, du sang dans sonmouchoir. La République a beaucoup d’ennemis audehors et au dedans; et notre section en compte,pour sa part, un assez grand nombre. Ce n’est pasavec des criailleries mais avec du fer et des loisqu’on fonde les empires… Bonsoir, Gamelin:j’ai quelques lettres à écrire.
Et il s’en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans laci-devant sacristie.
La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormaismieux ajustée à sa coiffe, avait pris, du jour aulendemain, une gravité bourgeoise, une fiertérépublicaine et le digne maintien qui sied à la mèred’un citoyen juré. Le respect de la justice, danslequel elle avait été nourrie, l’admiration que,depuis l’enfance, lui inspiraient la robe et lasimarre, la sainte terreur qu’elle avait toujourséprouvée à la vue de ces hommes à qui Dieu lui-mêmecède sur la terre son droit de vie et de mort, cessentiments lui rendaient auguste, vénérable et saintce fils que naguère elle croyait encore presque unenfant. Dans sa simplicité, elle concevait lacontinuité de la justice à travers la Révolutionaussi fortement que les législateurs de la Conventionconcevaient la continuité de l’État dans la mutationdes régimes, et le Tribunal révolutionnaire luiapparaissait égal en majesté à toutes lesjuridictions anciennes qu’elle avait appris àrévérer.
Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistratde l’intérêt mêlé de surprise et une déférence forcée.Comme la citoyenne veuve Gamelin, il considéraitla continuité de la justice à travers les régimes;mais, au rebours de cette dame, il méprisait lestribunaux révolutionnaires à l’égal des cours del’ancien régime. N’osant exprimer ouvertement sapensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il sejetait dans des paradoxes que Gamelin comprenaittout juste assez pour en soupçonner l’incivisme.
— L’auguste tribunal où vous allez bientôt siéger,lui dit-il une fois, a été institué par le sénatfrançais pour le salut de la République; et ce fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs quede donner des juges à leurs ennemis. J’en conçoisla générosité, mais je ne la crois pas politique.Il eût été plus habile à eux, il me semble, defrapper dans l’ombre leurs plus irréconciliablesadversaires et de gagner les autres par des dons oudes promesses. Un tribunal frappe avec lenteur etfait moins de mal que de peur: il est surtoutexemplaire. L’inconvénientdu vôtre est de réconcilier tous ceux qu’il effraieet de faire ainsi d’une cohue d’intérêts et depassions contraires un grand parti capable d’uneaction commune et puissante. Vous semez la peur:c’est la peur plus que le courage qui enfante leshéros; puissiez-vous, citoyen Gamelin, ne pasvoir un jour éclater contre vous des prodiges depeur!
Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là,d’une fille du Palais-Égalité, la brune Flora,une géante, avait trouvé pourtant cinq minutes pourféliciter son camarade et lui dire qu’une tellenomination honorait grandement les beaux-arts.
Élodie elle-même, bien qu’à son insu elle détestâttoute chose révolutionnaire, et qui craignait lesfonctions publiques comme les plus dangereusesrivales qui pussent lui disputer le cœur de sonamant, la tendre Élodie subissait l’ascendant d’un magistrat appelé à se prononcer dans des affairescapitales. D’ailleurs la nomination d’Évariste auxfonctions de juré produisait autour d’elle deseffets heureux, dont sa sensibilité trouvait à seréjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans l’atelierde la place de Thionville embrasser le juré avecun débordement de mâle tendresse.
Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvaitde la considération pour les puissances de laRépublique, et, depuis qu’il avait été dénoncépour fraude dans les fournitures de l’armée, leTribunal révolutionnaire lui inspirait une crainterespectueuse. Il se voyait personnage de tropd’apparence et mêlé à trop d’affaires pour goûterune sécurité parfaite: le citoyen Gamelin luiparaissait un homme à ménager. Enfin on était boncitoyen, ami des lois.
Il tendit la main au peintre magistrat, se montracordial et patriote, favorable aux arts et à laliberté. Gamelin, généreux, serra cette mainlargement tendue.
— Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, jefais appel à votre amitié et à vos talents. Jevous emmène demain pour quarante-huit heures à lacampagne: vous dessinerez et nous causerons.
Plusieurs fois, chaque année, le marchand d’estampesfaisait une promenade de deux ou trois jours encompagnie de peintres qui dessinaient, sur sesindications, des paysages et des ruines. Saisissantavec habileté ce qui pouvait plaire au public, ilrapportait de ces tournées des morceaux qui,terminés dans l’atelier et gravés avec esprit,faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs,dont il tirait bon profit. D’après ces croquis, ilfaisait exécuter aussi des dessus de portes et destrumeaux qui se vendaient autant et mieux que lesouvrages décoratifs d’Hubert Robert.
Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelinpour esquisser des fabriques d’après nature, tantle juré avait pour lui grandi le peintre. Deux autresartistes étaient de la partie, le graveur Desmahis,qui dessinait bien, et l’obscur Philippe Dubois,qui travaillait excellemment dans le genre deRobert. Selon la coutume, la citoyenne Élodie,avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnaitles artistes. Jean Blaise, qui savait unir ausouci de ses intérêts le soin de ses plaisirs, avaitaussi invité à cette promenade la citoyenneThévenin, actrice du Vaudeville, qui passait poursa bonne amie.
X
Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise,en bicorne noir, gilet écarlate, culotte de peau,bottes jaunes à revers, cogna du manche de sacravache à la porte de l’atelier. La citoyenneveuve Gamelin s’y trouvait en honnête conversationavec le citoyen Brotteaux, tandis qu’Évaristenouait devant un petit morceau de glace sa hautecravate blanche.
— Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez peindre des paysages,emmenez donc Monsieur Brotteaux, qui est peintre.
— Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux,venez avec nous.
Quand il se fut assuré qu’il ne serait point importun, Brotteaux, d’humeur sociable et ami desdivertissements, accepta.
La citoyenne Élodie avait monté les quatre étagespour embrasser la citoyenne veuve Gamelin, qu’elleappelait sa bonne mère. Elle était tout de blancvêtue et sentait la lavande.
Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, lacapote abaissée, attendait sur la place. RoseThévenin se tenait au fond avec Julienne Hasard.Élodie fit prendre la droite à la comédienne,s’assit à gauche, et mit la mince Julienne entreelles deux. Brotteaux se plaça en arrière, vis-à-visde la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois,vis-à-vis de la citoyenne Hasard; Évariste,vis-à-vis d’Élodie. Quant à Philippe Desmahis,il dressait son torse athlétique sur le siège, à lagauche du cocher, qu’il étonnait en lui contantqu’en un certain pays d’Amérique les arbresportaient des andouilles et des cervelas.
Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait laroute à cheval et prenait les devants pour n’avoirpas la poussière de la berline.
À mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg,les voyageurs oubliaient leurs soucis; et, à lavue des champs, des arbres, du ciel, leurs penséesdevinrent riantes et douces. Élodie songea qu’elleétait née pour élever des poules auprès d’Évariste,juge de paix dans un village, au bord d’une rivière,près d’un bois. Les ormeaux du chemin fuyaient surleur passage. À l’entrée desvillages, les mâtins s’élançaient de biais contrela voiture et aboyaient aux jambes des chevaux,tandis qu’un grand épagneul couché en travers de lachaussée se levait à regret; les poules voletaientéparses et, pour fuir, traversaient la route; lesoies, en troupe serrée, s’éloignaient lentement.Les enfants barbouillés regardaient passerl’équipage. La matinée était chaude, le ciel clair.La terre gercée attendait la pluie. Ils mirentpied à terre près de Villejuif. Comme ilstraversaient le bourg, Desmahis entra chez unefruitière pour acheter des cerises dont il voulaitrafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie:Desmahis ne reparaissait plus. Philippe Duboisl’appela par le surnom que ses amis lui donnaientcommunément:
— Hé! Barbaroux!… Barbaroux!
À ce nom exécré, les passants dressèrent l’oreilleet des visages parurent à toutes les fenêtres.Et, quand ils virent sortir de chez la fruitièreun jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabotflottant sur une poitrine athlétique, et portantsur ses épaules un panier de cerises et son habitau bout d’un bâton, le prenant pour le girondinproscrit, des sans-culottes l’appréhendèrent violemment et l’eussent conduit à la municipalitémalgré ses protestations indignées, si le vieuxBrotteaux, Gamelin et les trois jeunes femmesn’eussent attesté que le citoyen se nommaitPhilippe Desmahis, graveur en taille-douce et bonjacobin. Encore fallut-il que le suspect montrâtsa carte de civisme qu’il portait sur lui, pargrand hasard, étant fort négligent de ces choses.À ce prix, il échappa aux mains des villageoispatriotes sans autre dommage qu’une de ses manchettesde dentelle, qu’on lui avait arrachée; mais laperte était légère. Il reçut même les excuses desgardes nationaux qui l’avaient serré le plus fort etqui parlaient de le porter en triomphe à lamunicipalité.
Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose etJulienne, Desmahis jeta à Philippe Dubois,qu’il n’aimait pas et qu’il soupçonnait de perfidie,un sourire amer, et, le dominant de toute la tête:
— Dubois, si tu m’appelles encore Barbaroux, jet’appellerai Brissot; c’est un petit homme épaiset ridicule, les cheveux gras, la peau huileuse, lesmains gluantes. On ne doutera pas que tu ne soisl’infâme Brissot, l’ennemi du peuple; et lesrépublicains, saisis à ta vue d’horreur et de dégoût,te pendront à la prochaine lanterne… Tu entends?
Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu’il avait arrangé l’affaire,quoiqu’il apparût à tous qu’elle avait été arrangéesans lui.
On remonta en voiture. En route, Desmahis appritau cocher que, dans cette plaine de Longjumeau,plusieurs habitants de la Lune étaient tombésautrefois, qui, par la forme et la couleur,approchaient de la grenouille, mais étaient d’unetaille bien plus élevée. Philippe Dubois etGamelin parlaient de leur art. Dubois, élèvede Regnault, était allé à Rome. Il avait vu lestapisseries de Raphaël, qu’il mettait au-dessusde tous les chefs-d’œuvre. Il admirait le colorisdu Corrège, l’invention d’Annibal Carrache etle dessin du Dominiquin, mais ne trouvait rien decomparable, pour le style, aux tableaux de PompeioBattoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageotet Madame Lebrun, qui tous deux s’étaient déclaréscontre la Révolution: aussin’en parlait-il pas. Mais il vantait AngelicaKauffmann, qui avait le goût pur et connaissaitl’antique.
Gamelin déplorait qu’à l’apogée de la peinturefrançaise, si tardive, puisqu’elle ne datait que deLe Sueur, de Claude et de Poussin et correspondaità la décadence des écoles italienne et flamande,eût succédé un si rapide et profond déclin. Il enrapportait les causes aux mœurs publiques et àl’Académie, qui en était l’expression. Mais l’Académievenait d’être heureusement supprimée, et sousl’influence des principes nouveaux, David et sonécole créaient un art digne d’un peuple libre. Parmiles jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie aupremier rang Hennequin et Topino-Lebrun. PhilippeDubois préférait Regnault, son maître, à Davidet fondait sur le jeune Gérard l’espoir de lapeinture.
Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur satoque de velours rouge et sa robe blanche. Etla comédienne félicitait ses deux compagnes de leurstoilettes et leur indiquait les moyens de fairemieux encore: c’était, à son avis, de retranchersur les ornements.
— On n’est jamais assez simplement mise, disait-elle.Nous apprenons cela au théâtre où le vêtement doitlaisser voir toutes les attitudes. C’est là sabeauté, il n’en veut point d’autre.
— Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Maisrien n’est plus coûteux en toilette que la simplicité.Et ce n’est pas toujours par mauvais goût que nousmettons des fanfreluches; c’est quelquefois paréconomie.
Elles parlèrent avec intérêt des modes de l’automne,robes unies, tailles courtes.
— Tant de femmes s’enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On devrait s’habiller selon saforme.
— Il n’y a de beau que les étoffes roulées sur lecorps et drapées, dit Gamelin. Tout ce qui a ététaillé et cousu est affreux.
Ces pensées, mieux placées dans un livre deWinckelmann que dans la bouche d’un homme qui parleà des Parisiennes, furent rejetées avec le méprisde l’indifférence.
— On fait pour l’hiver, dit Élodie, des douillettesà la laponne, en florence et en sicilienne, et desredingotes à la Zulime, à taille ronde, qui seferment par un gilet à la turque.
— Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Celase vend tout fait. J’ai une petite couturière quitravaille comme un ange et qui n’est pas chère: jevous l’enverrai, ma chérie.
Et les paroles volaient, légères et pressées,déployant, soulevant les fins tissus, florence rayé,pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.
Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeaitavec une volupté mélancolique à ces voiles d’unesaison jetés sur des formes charmantes, qui durentpeu d’années et renaissent éternellement comme lesfleurs des champs. Et ses regards, qui allaient de cestrois jeunes femmes aux bleuets et aux coquelicotsdu sillon, se mouillaient de larmes souriantes.
Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures ets’arrêtèrent à l’auberge de la Cloche, où les épouxPoitrine logeaient à pied et à cheval. Le citoyenBlaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tenditla main aux citoyennes. Aprèsavoir commandé le dîner pour midi, précédés de leursboîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets etde leurs parasols, que portait un petit gars duvillage, ils s’en furent à pied, par les champs, versle confluent de l’Orge et de l’Yvette, en ceslieux charmants d’où l’on découvre la plaineverdoyante de Longjumeau et que bordent la Seineet les bois de Sainte-Geneviève.
Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste,échangeait avec le ci-devant financier des proposfacétieux où passaient sans ordre ni mesureVerboquet Le Généreux, Catherine Cuissotqui colportait, les demoiselles Chaudron, lesorcier Galichet et les figures plus récentes deCadet-Rousselle et de madame Angot.
Évariste, pris d’un amour soudain de la nature, envoyant des moissonneurs lier des gerbes, sentaitses yeux se gonfler de larmes; des rêves de concordeet d’amour emplissaient son cœur. Desmahissoufflait dans les cheveux des citoyennes les graineslégères des pissenlits. Ayant toutes trois un goûtde citadines pour les bouquets, elles cueillaientdans les prés le bouillon-blanc, dont les fleursse serrent en épis autour de la tige, la campanule,portant suspendues en étages ses clochettes lilastendre, les grêles rameaux de la verveine odorante,l’hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille,toute la flore champêtre de l’été finissant. Et,parce que Jean-Jacques avait mis la botaniqueà la mode parmi les filles des villes, elles savaienttoutes trois des fleurs les noms et les amours.Comme les corolles délicates, alanguies de sécheresse,s’effeuillaient dans ses bras et tombaient enpluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:
— Elles passent déjà, les fleurs!
Tous se mirent à l’œuvre et s’efforcèrent d’exprimerla nature telle qu’ils la voyaient; mais chacun lavoyait dans la manière d’un maître. En peu de tempsPhilippe Dubois eut troussé dans le genre deHubert Robert une ferme abandonnée, des arbresabattus, un torrent desséché. Évariste Gamelintrouvait au bord de l’Yvette les paysages duPoussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier,travaillait dans la manière picaresque de Callotet de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui sepiquait d’imiter les flamands, dessinaitsoigneusement une vache. Élodie esquissait unechaumière, et son amie Julienne, qui était filled’un marchand de couleurs, lui faisait sa palette.Des enfants, collés contre elle, la regardaientpeindre. Elle les écartait de son jour en lesappelant moucherons et en leur donnant desberlingots. Et la citoyenne Thévenin, quand elleen trouvait de jolis, les débarbouillait, lesembrassait et leur mettait des fleurs dans lescheveux. Elle les caressait avec une douceurmélancolique parce qu’elle n’avait pas la joied’être mère, et aussi pour s’embellir par l’expressiond’un tendre sentiment et pour exercer son artde l’attitude et du groupement.
Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elles’occupait d’apprendre un rôle et plus encore deplaire. Et, son cahier à la main, elle allait del’un à l’autre, chose légère et charmante.«Pas de teint, pas de figure, pas de corps, pas devoix», disaient les femmes, et elle emplissaitl’espace de mouvement, de couleur et d’harmonie.Fanée, jolie, lasse, infatigable, elle était lesdélices du voyage. D’humeurinégale et cependant toujours gaie, susceptible,irritable et pourtant accommodante et facile, lalangue salée avec le ton le plus poli, vaine,modeste, vraie, fausse, délicieuse, si RoseThévenin ne faisait pas bien ses affaires, si ellene devenait point déesse, c’est que les tempsétaient mauvais et qu’il n’y avait plus à Paris niencens ni autels pour les Grâces. La citoyenneBlaise, qui en parlant d’elle faisait la grimace etl’appelait sa «belle-mère», ne pouvait la voir sansse rendre à tant de charmes.
On répétait à Feydeau les Visitandines; etRose se félicitait d’y tenir un rôle plein denaturel. C’est le naturel qu’elle cherchait, qu’ellepoursuivait, qu’elle trouvait.
— Nous ne verrons donc point Paméla? dit le beauDesmahis.
Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiensenvoyés aux Madelonnettes et à Pélagie.
— Est-ce là la liberté? s’écria la Thévenin,levant au ciel ses beaux yeux indignés.
— Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin,sont des aristocrates, et la pièce du citoyenFrançois tend à faire regretter les privilèges dela noblesse.
— Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vousentendre que ceux qui vous flattent?…
Vers midi, chacun se sentant grand’faim, la petitetroupe regagna l’auberge.
Évariste, auprès d’Élodie, lui rappelait ensouriant les souvenirs de leurs premières rencontres:
— Deux oisillons étaient tombés du toit où ilsnichaient sur le rebord de votre fenêtre. Vousles nourrissiez à la becquée; l’un d’eux vécut et prit sa volée. L’autremourut dans le nid d’ouate que vous lui aviez fait.«C’était celui que j’aimais le mieux», avez-vousdit. Ce jour-là, vous portiez, Élodie, un nœudrouge dans les cheveux.
Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrièredes autres, parlaient de Rome où ils étaient alléstous deux, celui-ci en 72, l’autre vers les derniersjours de l’Académie. Et il souvenait encore auvieux Brotteaux de la princesse Mondragone, à quiil eût bien laissé entendre ses soupirs, sans lecomte Altieri qui ne la quittait pas plus que sonombre. Philippe Dubois ne négligea pas de direqu’il avait été prié à dîner chez le cardinalde Bernis et que c’était l’hôte le plus obligeantdu monde.
— Je l’ai connu, dit Brotteaux, et je puis diresans me flatter que j’ai été durant quelque tempsde ses plus familiers: il aimait à fréquenter lacanaille. C’était un aimable homme et, bien qu’ilfît métier de débiter des fables, il y avait dansson petit doigt plus de saine philosophie que dansla tête de tous vos jacobins qui veulent nousenvertueuser et nous endéificoquer. Certes j’aimemieux nos simples théophages, qui ne savent ni cequ’ils disent ni ce qu’ils font, que ces enragésbarbouilleurs de lois, qui s’appliquent à nousguillotiner pour nous rendre vertueux et sages etnous faire adorer l’Être suprême, qui les a faitsà son image. Au temps passé, je faisais dire lamesse à la chapelle des Ilettes par un pauvrediable de curé qui disait après boire: «Ne médisonspoint des pécheurs: nous en vivons, prêtresindignes que nous sommes!» Convenez, monsieur,que ce croqueur d’orémus avait de saines maximessur le gouvernement. Il en faudrait revenir làet gouverner les hommes tels qu’ils sont et non telsqu’on les voudrait être.
La Thévenin s’était rapprochée du vieux Brotteaux.Elle savait que cet homme avait mené grand trainautrefois, et son imagination parait de ce brillantsouvenir la pauvreté présente du ci-devant financier,qu’elle jugeait moins humiliante, étant généraleet causée par la ruine publique. Elle contemplaiten lui, curieusement et non sans respect, les débrisd’un de ces généreux Crésus que célébraient ensoupirant les comédiennes ses aînées. Et puis lesmanières de ce bonhomme en redingote puce si râpéeet si propre lui plaisaient.
— Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait quejadis, dans un beau parc, par des nuits illuminées,vous vous glissiez dans des bosquets de myrtesavec des comédiennes et des danseuses, au sonlointain des flûtes et des violons… Hélas! ellesétaient plus belles, n’est-ce pas, vos déesses de l’Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites actrices nationales?
— Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux,et sachez que s’il s’en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait promenée,seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu’ellel’eût souhaité, dans le parc dont vous voulez bienvous faire une idée si flatteuse…
L’hôtel de la Cloche était rustique. Une branchede houx pendait sur la porte charretière, qui donnaitaccès à une cour toujours humide où picoraient lespoules. Au fond de la cour s’élevait l’habitation,composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage, coifféed’une haute toiture detuiles moussues et dont les murs disparaissaientsous de vieux rosiers tout fleuris de roses. À droite,des quenouilles montraient leurs pointes au-dessusdu mur bas du jardin. À gauche était l’écurie, avecun râtelier extérieur et une grange en colombage.Une échelle s’appuyait au mur. De ce côté encore,sous un hangar encombré d’instruments agricoleset de souches, du haut d’un vieux cabriolet, un coqblanc surveillait ses poules. La cour était fermée,de ce sens, par des étables devant lesquelless’élevait, comme un tertre glorieux, un tas defumier que, à cette heure, retournait de sa fourcheune fille plus large que haute, les cheveux couleurde paille. Le purin qui remplissait ses sabotslavait ses pieds nus, dont on voyait se souleverpar intervalles les talons jaunes comme du safran.Sa jupe troussée laissait à découvert la crassede ses mollets énormes et bas. Tandis que PhilippeDesmahis la regardait, surpris et amusé du jeubizarre de la nature qui avait construit cette filleen largeur, l’hôtelier appela:
— Hé! la Tronche! va quérir de l’eau!
Elle se retourna et montra une face écarlate et unelarge bouche où manquait une palette. Il avait fallula corne d’un taureau pour ébrécher cette puissantedenture. Sa fourche à l’épaule, elle riait. Semblablesà des cuisses, ses bras rebrassés étincelaientau soleil.
La table était mise dans la salle basse, où lespoulets achevaient de rôtir sous le manteau de lacheminée, garni de vieux fusils. Longue de plusde vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux,n’était éclairée que par les vitres verdâtres de laporte et par une seule fenêtre, encadrée deroses, auprès de laquelle l’aïeule tournait sonrouet. Elle portait une coiffe et un bavolet dedentelle du temps de la Régence. Les doigts noueuxde ses mains tachées de terre tenaient la quenouille.Des mouches se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. Dans lesbras de sa mère, elle avait vu passer LouisXIVen carrosse.
Il y avait soixante ans qu’elle avait fait levoyage de Paris. Elle conta d’une voix faible etchantante aux trois jeunes femmes debout devant ellequ’elle avait vu l’Hôtel de Ville, les Tuilerieset la Samaritaine, et que, lorsqu’elle traversaitle Pont-Royal, un bateau qui portait des pommesau marché du Mail s’était ouvert, que les pommes s’en étaient allées au fil de l’eau et que la rivièreen était toute empourprée.
Elle avait été instruite des changements survenusnouvellement dans le royaume, et surtout de lazizanie qu’il y avait entre les curés jureurs etceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu’ily avait eu des guerres, des famines et des signesdans le ciel. Elle ne croyait point que le roifût mort. On l’avait fait fuir, disait-elle, par unsouterrain et l’on avait livré au bourreau, àsa place, un homme du commun.
Aux pieds de l’aïeule, dans son moïse, le dernier-nédes Poitrine, Jeannot, faisait ses dents. LaThévenin souleva le berceau d’osier et sourit àl’enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre etde convulsions. Il fallait qu’il fût bien malade,car on avait appelé le médecin, le citoyenPelleport, qui, à la vérité, député suppléant à laConvention, ne faisait point payer ses visites.
La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, étaitpartout chez elle; mal contente de la façon dontla Tronche avait lavé la vaisselle, elle essuyaitles plats, les gobelets et les fourchettes. Pendantque la citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe,qu’elle goûtait en bonne hôtelière, Élodie coupaiten tranches un pain de quatre livres encore chauddu four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:
— J’ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit parun jeune Allemand dont j’ai oublié le nom, et quia été très bien mis en français. On y voit une bellejeune fille nommée Charlotte qui, comme vous,Élodie, taillait des tartines et, comme vous, lestaillait avec grâce, et si joliment qu’à la voirfaire le jeune Werther devint amoureux d’elle.
— Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.
— Non, répondit Évariste; cela finit par la mortviolente de Werther.
Ils dînèrent bien, car ils avaient grand’faim; maisla chère était médiocre. Jean Blaise s’enplaignit: il était très porté sur sa bouche etfaisait de bien manger une règle de vie; et, sansdoute, ce qui l’incitait à ériger sa gourmandise en système, c’était la disette générale. LaRévolution avait dans toutes les maisons renverséla marmite. Le commun des citoyens n’avait rien à semettre sous la dent. Les gens habiles qui, commeJean Blaise, gagnaient gros dans la misère publique,allaient chez le traiteur où ils montraient leuresprit en s’empiffrant. Quant à Brotteaux qui,en l’an II de la Liberté, vivait de châtaigneset de croûtons de pain, il lui souvenait d’avoir soupéchez Grimod de La Reynière, à l’entrée desChamps-Élysées.Envieux de mériter le titre de fine gueule, devantles choux au lard de la femme Poitrine, il abondaiten savantes recettes de cuisine et en bons préceptesgastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu’unrépublicain méprise les plaisirs de la table, levieux traitant, amateur d’antiquités, donnait aujeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.
Après le dîner, Jean Blaise, qui n’oubliait pasles affaires sérieuses, fit faire à son académieforaine des croquis et des esquisses de l’auberge,qu’il jugeait assez romantique dans son délabrement.Tandis que Philippe Desmahis et Philippe Duboisdessinaient les étables, la Tronche vint donnerà manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officierde santé, qui sortait en même temps de la sallebasse où il était venu porter ses soins au petit Poitrine, s’approcha des artistes et, après les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.
— Vous voyez cette créature, dit-il, ce n’est pas une fille, comme vous pourriez le croire: c’est deux filles. Comprenez que je parle littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l’ai examinée et me suis aperçu qu’elle avait la plupart des os en double: à chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens, deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues ensemble. Le cas est intéressant. Je l’ai signalé à monsieur Saint-Hilaire, qui m’en a su gré. C’est un monstre que vous voyez là, citoyens. Ces gens-ci l’appellent «la Tronche.» ils devraient dire «les Tronches»: elles sont deux. La nature a de ces bizarreries… Bonsoir, citoyens peintres! Nous aurons de l’orage, cette nuit…
Après le souper aux chandelles, l’académie Blaise fit dans la cour de l’auberge, en compagnie d’un fils et d’une fille Poitrine, une partie de colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une vivacité que leur âge explique assez pour qu’on ne cherche pas si la violence et l’incertitude du temps n’excitaient pas leurardeur. Quand il fit tout à fait nuit, Jean Blaiseproposa de jouer dans la salle basse aux jeuxinnocents. Élodie demanda la «chasse au cœur»qui fut acceptée de toute la compagnie. Sur lesindications de la jeune fille, Philippe Desmahistraça à la craie sur les meubles, les portes etles murs sept cœurs, c’est-à-dire un de moins qu’iln’y avait de joueurs, car le vieux Brotteauxs’était mis obligeamment de la partie. On dansa enrond «La Tour, prends garde», et sur un signald’Élodie, chacun courut mettre la main sur un cœur.Gamelin, distrait et maladroit, les trouva touspris: il donna un gage, le petit couteau achetésix sous à la foire Saint-Germain et qui avaitcoupé le pain pour la mère indigente. On recommençaet ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteauxet la Thévenin qui ne trouvèrent pas de cœuret donnèrent chacun leur gage, une bague, un réticule,un petit livre relié en maroquin, un bracelet.Puis, les gages furent tirés au sort sur les genouxd’Élodie et chacun, pour racheter le sien, dutmontrer ses talents de société, chanter une chansonou dire des vers. Brotteaux récita le discours dupatron de la France, au premier chant de la Pucelle:
Je suis Denis et saint de mon métier.
J’aime la Gaule…
Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sanshésiter la réponse de Richemond:
Monsieur le Saint, ce n’était pas la peine
D’abandonner le céleste domaine…
Tout le monde alors lisait et relisait avec délicesle chef-d’œuvre de l’Arioste français; leshommes les plus graves souriaient des amours deJeanne et de Dunois, des aventures d’Agnès et deMonrose et des exploits de l’âne ailé. Tous leshommes cultivés savaient par cœur les beaux endroitsde ce poème divertissant et philosophique. ÉvaristeGamelin, lui-même, bien que d’humeur sévère, enprenant sur le giron d’Élodie son couteau de sixliards, récita de bonne grâce l’entrée de Grisbourdonaux enfers. La citoyenne Thévenin chanta sansaccompagnement la romance de Nina:Quand le bien-aimé reviendra.Desmahis chanta, sur l’air de la Faridondaine:
Quelques-uns prirent le cochon
De ce bon saint Antoine,
Et, lui mettant un capuchon,
Ils en firent un moine.
Il n’en coûtait que la façon…
Cependant Desmahis était soucieux. À cette heure, ilaimait ardemment les trois femmes avec lesquellesil jouait au «gage touché», et il jetait à toutestrois des regards brûlants et doux. Il aimaitla Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses œilladeset sa voix qui allait au cœur; il aimait Élodie,qu’il sentait de nature abondante, riche et donnante;il aimait Julienne Hasard, malgré ses cheveuxdécolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseuret son maigre corsage, parce que, comme ce Dunoisdont parle Voltaire dans la Pucelle,il étaittoujours prêt, dans sa générosité, à donner à lamoins jolie une marque d’amour, et d’autant plusqu’elle lui semblait, pour l’instant, la plusinoccupée et, partant, la plus accessible. Exemptde toute vanité, il n’était jamais sûr d’êtreagréé; il n’était jamais sûr non plus de ne l’êtrepas. Aussi s’offrait-il, à tout hasard. Profitantdes rencontres heureuses du «gage touché», il tintquelques tendres propos à la Thévenin, qui ne s’enfâcha pas, mais n’y pouvait guère répondre sousle regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Ilparla plus amoureusement encore à la citoyenneÉlodie, qu’il savait engagée avec Gamelin, maisil n’était pas assez exigeant pour vouloir un cœurà lui seul. Élodie ne pouvait l’aimer; mais ellele trouvait beau et elle ne réussit pas entièrementà le lui cacher. Enfin, il porta ses vœux les pluspressants à l’oreille de la citoyenne Hasard: elley répondit par un air de stupeur qui pouvaitexprimer une soumission abîmée aussi bien qu’une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu’elleétait indifférente.
Il n’y avait dans l’auberge que deux chambres àcoucher, toutes deux au premier étage et sur le mêmepalier. Celle de gauche, la plus belle, était tenduede papier à fleurs et ornée d’une glace grande commela main, dont le cadre doré subissait l’offensedes mouches depuis l’enfance deLouis XV. Là, sous un ciel d’indienne à ramages,se dressaient deux lits garnis d’oreillers de plume,d’édredons et de courtepointes. Cette chambreétait réservée aux trois citoyennes.
Quand vint l’heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard, tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait endormi, dans le grenier,qui se trouvait au-dessus de la chambre des citoyennes.
Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudiéles aîtres et exploré ce grenier, plein de bottes d’oignons, de fruits qui séchaient sous un essaimde guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avaitmême vu un vieux lit de sangles boiteux et horsd’usage, à ce qu’il lui sembla, et une paillasseéventrée, où sautaient des puces.
En face de la chambre des citoyennes était unechambre à trois lits, assez petite, où devaientcoucher, à leurs guises, les citoyens voyageurs.Mais Brotteaux, qui était sybarite, s’en était alléà la grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise,il avait disparu. Dubois et Gamelin ne tardèrent pasà s’endormir. Desmahis se mit au lit; mais, quandle silence de la nuit eut, comme une eau dormante,recouvert la maison, le graveur se leva et montal’escalier de bois, qui se mit à craquer sous sespieds nus. La porte du grenier était entre-bâillée.Il en sortait une chaleur étouffante et des senteursâcres de fruits pourris. Sur un lit de sangleboiteux, la Tronche dormait, la bouche ouverte,la chemise relevée, les jambes écartées.Elle était énorme. Traversant la lucarne, un rayonde lune baignait d’azur et d’argent sa peau qui,entre des écailles de crasse et des éclaboussuresde purin, brillait de jeunesse et de fraîcheur.Desmahis se jeta sur elle; réveillée en sursaut,elle eut peur et cria; mais, dès qu’elle compritce qu’on lui voulait, rassurée, elle ne témoignani surprise ni contrariété et feignit d’être encoreplongée dans un demi-sommeil qui, en lui ôtantla conscience des choses, lui permettait quelquesentiment…
Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu’au jour d’un sommeil tranquille et profond.
Le lendemain, après une dernière journée de travail,l’académie promeneuse reprit le chemin de Paris.Quand Jean Blaise paya son hôte en assignats, lecitoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de«l’argent carré» et promit une belle chandelleau bougre qui ramènerait les jaunets.
Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre,la Tronche, sur une échelle, en sabots et troussée,montrant au jour ses mollets crasseux et resplendissants,coupait infatigablement des roses aux rosiersgrimpants qui couvraient la muraille. De ses largesmains les roses tombaient en pluie, en torrents,en avalanche, dans les jupes tendues d’Élodie,de Julienne et de la Thévenin. La berline en futpleine. Tous, rentrant à la nuit, en apportèrentchez eux des brassées, et leur sommeil et leur réveilen fut tout parfumé.
XI
Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure,se rendant chez le juré Gamelin, qu’elle voulaitintéresser à quelque suspect de sa connaissance,rencontra sur le palier le ci-devant Brotteauxdes Ilettes, qu’elle avait aimé dans les joursheureux. Brotteaux s’en allait porter douzedouzaines de pantins de sa façon chez le marchandde jouets de la rue de la Loi. Et il s’était résolu,pour les porter plus aisément, à les attacher au boutd’une perche, selon les guises des vendeurs ambulants.Il en usait galamment avec toutes les femmes, mêmeavec celles dont une longue habitude avait émoussépour lui l’attrait, comme ce devait être le casde Madame de Rochemaure, à moins qu’assaisonnée par la trahison,l’absence, l’infidélité et l’embonpoint, il ne latrouvât appétissante. En tout cas, il l’accueillitsur le palier sordide, aux carreaux disjoints,comme autrefois sur les degrés du perron des Iletteset la pria de lui faire l’honneur de visiter songrenier. Elle monta assez lestement l’échelle et setrouva sous une charpente dont les poutres penchantesportaient un toit de tuiles percé d’une lucarne.On ne pouvait s’y tenir debout. Elle s’assit sur laseule chaise qu’il y eût en ce réduit et, ayantpromené un moment ses regards sur les tuilesdisjointes, elle demanda, surprise et attristée:
— C’est là que vous habitez, Maurice? Vous n’avezguère à y craindre les importuns. Il faut êtrediable ou chat pour vous y trouver.
— J’y ai peu d’espace, répondit le ci-devant. Et jene vous cache pas que parfois il y pleut sur mongrabat. C’est un faible inconvénient. Et durantles nuits sereines j’y vois la lune, image et témoindes amours des hommes. Car la lune, madame, fut detout temps attestée par les amoureux, et dans sonplein, pâle et ronde, elle rappelle à l’amant l’objetde ses désirs.
— J’entends, dit la citoyenne.
— En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chatsfont un beau vacarme dans cette gouttière. Mais ilfaut pardonner à l’amour de miauler et de jurer surles toits, quand il emplit de tourments et de crimesla vie des hommes.
Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s’abordercomme des amis qui s’étaient quittés la veille pours’en allerdormir; et, bien que devenus étrangers l’un àl’autre, ils s’entretenaient avec bonne grâce etfamiliarité.
Cependant, madame de Rochemaure paraissaitsoucieuse. La Révolution, qui avait été longtempspour elle riante et fructueuse, lui apportaitmaintenant des soucis et des inquiétudes; sessoupers devenaient moins brillants et moins joyeux.Les sons de sa harpe n’éclaircissaient plus lesvisages sombres. Ses tables de jeu étaientabandonnées des plus riches pontes. Plusieurs de sesfamiliers, maintenant suspects, se cachaient; sonami, le financier Morhardt, était arrêté, et c’étaitpour lui qu’elle venait solliciter le juré Gamelin.Elle-même était suspecte. Des gardes nationauxavaient fait une perquisition chez elle, retourné lestiroirs de ses commodes, soulevé des lames de sonparquet, donné des coups de baïonnette dans sesmatelas. Ils n’avaient rien trouvé, lui avaient faitdes excuses et bu son vin. Mais ils étaient passésfort près de sa correspondance avec un émigré,M. d’Expilly. Quelques amis qu’elle avait parmiles jacobins l’avaient avertie que le bel Henry, son greluchon, devenait compromettant par sesviolences trop outrées pour paraître sincères.
Les coudes sur les genoux et les poings dans lesjoues, songeuse, elle demanda à son vieil ami,assis sur la paillasse:
— Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?
— Je pense que ces gens-ci donnent à un philosopheet à un amateur de spectacles ample matière àréflexion et à divertissement; mais qu’il seraitmeilleur pour vous, chère amie, que vous fussiezhors de France.
— Maurice, où cela nous mènera-t-il?
— C’est ce que vous me demandiez, Louise, un jour,en voiture, au bord du Cher, sur le chemin desIlettes, tandis que notre cheval, qui avait pris lemors aux dents, nous emportait d’un galop furieux.Que les femmes sont donc curieuses! Encoreaujourd’hui vous voulez savoir où nous allons.Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis pointdevin, ma mie. Et la philosophie, même la plussaine, est d’un faible secours pour la connaissancede l’avenir. Ces choses finiront, car tout finit.On peut en prévoir diverses issues. La victoire dela coalition et l’entrée des alliés à Paris. Ilsn’en sont pas loin; toutefois je doute qu’ils yarrivent. Ces soldats de la République se font battreavec une ardeur que rien ne peut éteindre. Il sepeut que Robespierre épouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la minorité de LouisXVII.
— Vous croyez? s’écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette belle intrigue.
— Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l’emporte et que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l’empire que garde le clergé sur la multitude des ânes… Je voulais dire «des âmes»; la langue m’a fourché. Le plus probable, à mon sens, c’est que le tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l’a institué: il menace trop de têtes. Ceux qu’il effraie sont innombrables; ils se réuniront et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est vertueux: il sera terrible. Plus j’y songe, ma belle amie, plus je crois que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente moins politique quecelle de LouisXIV! Il règne dans le Tribunalrévolutionnaire un sentiment de basse justice et deplate égalité qui le rendra bientôt odieux etridicule et dégoûtera tout le monde. Savez-vous,Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barrela reine de France et vingt et un législateurs,condamnait hier une servante coupable d’avoir crié:«Vive le roi!» avec une mauvaise intention etdans la pensée de détruire la République? Nos juges,tout de noir emplumés, travaillent dans le genrede ce Guillaume Shakespeare, si cher aux Anglais,qui introduit dans les scènes les plus tragiques deson théâtre de grossières bouffonneries.
— Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-voustoujours heureux en amour?
— Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volentau blanc colombier et ne se posent plus sur la touren ruines.
— Vous n’avez pas changé… Au revoir mon ami!
Ce soir-là, le dragon Henry, s’étant rendu, sans yêtre prié, chez Madame de Rochemaure, la trouvaqui cachetait une lettre sur laquelle il lut l’adressedu citoyen Rauline, à Vernon. C’était, il le savait,une lettre pour l’Angleterre. Rauline recevait parun postillon des messageries le courrierde Madame de Rochemaure et le faisait porterà Dieppe par une marchande de marée. Un patron debarque le remettait, la nuit, à un navirebritannique qui croisait sur la côte; un émigré,M. d’Expilly, le recevait à Londres et lecommuniquait, s’il le jugeait utile, au cabinet deSaint-James.
Henry était jeune et beau: Achille n’unissaitpas tant de grâce à tant de vigueur, quand il revêtitles armes que lui présentait Ulysse. Mais lacitoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmesdu jeune héros de la Commune, détournait de lui sesregards et sa pensée depuis qu’elle avait été avertieque, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeunesoldat pouvait la compromettre et la perdre. Henrysentait qu’il ne serait peut-être pas au-dessus de sesforces de ne plus aimer Madame de Rochemaure;mais il lui déplaisait qu’elle ne le distinguât plus.Il comptait sur elle pour satisfaire à certainesdépenses auxquelles le service de la Républiquel’avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités oùpeuvent se porter les femmes et comment elles passentavec rapidité de la tendresse la plus ardente à laplus froide insensibilité et combien il leur estfacile de sacrifier ce qu’elles ont chéri et deperdre ce qu’elles ont adoré, il soupçonna que cetteravissante Louise pourrait un jour le faire jeteren prison pour se débarrasser de lui. Sa sagesse luiconseillait de reconquérir cette beauté perdue.C’est pourquoi il était venu armé de tous ses charmes.Il s’approchait d’elle, s’éloignait, se rapprochait,la frôlait, la fuyait selon les règles de laséduction dans les ballets. Puis, il se jeta dansun fauteuil, et, de sa voix invincible, de sa voixqui parlaitaux entrailles des femmes, il lui vanta la nature etla solitude et lui proposa en soupirant unepromenade à Ermenonville.
Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpeet jetait autour d’elle des regards d’impatience etd’ennui. Soudain Henry se dressa sombre et résolu etlui annonça qu’il partait pour l’armée et seraitdans quelques jours devant Maubeuge.
Sans montrer ni doute ni surprise, elle l’approuvad’un signe de tête.
— Vous me félicitez de cette décision?
— Je vous en félicite.
Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisaitinfiniment et dont elle pensait tirer de grandsavantages; tout autre chose que celui-ci: unMirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenufournisseur, un lion qui parlait de jeter tous lespatriotes dans la Seine. À tout moment elle croyaitentendre la sonnette et tressaillait.
Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilletaune partition, et bâilla encore. Voyant qu’il ne s’enallait pas, elle lui dit qu’elle avait à sortir etpassa dans son cabinet de toilette.
Il lui criait d’une voix émue:
— Adieu, Louise!… Vous reverrai-je jamais?
Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.
Dès qu’il fut dans la rue, il ouvrit la lettreadressée au citoyen Rauline et la lut avec intérêt.Elle contenait en effet un tableau curieux de l’étatde l’esprit public en France. On y parlait de lareine, de la Thévenin, du tribunal révolutionnaire,et maints propos confidentielsde ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.
Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sapoche, il hésita quelques instants; puis, comme unhomme qui a pris sa résolution et qui se dit que leplus tôt sera le mieux, il se dirigea vers lesTuileries et pénétra dans l’antichambre du Comitéde sûreté générale.
Ce jour-là, à trois heures de l’après-midi, ÉvaristeGamelin s’asseyait sur le banc des jurés encompagnie de quatorze collègues qu’il connaissaitpour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes,savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui,un dessinateur, tous deux pleins de talent, unchirurgien, un cordonnier, un ci-devant marquis,qui avait donné de grandes preuves de civisme, unimprimeur, de petits marchands, un échantillon enfindu peuple de Paris. Ils se tenaient là, dans leurhabit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ouportant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé surles yeux ou le chapeau rond posé en arrière de latête, ou le bonnet rouge cachant les oreilles.Les uns étaient vêtus de la veste, de l’habit etde la culotte, comme en l’ancien temps, les autres,de la carmagnole et du pantalon rayé à la façondes sans-culottes. Chaussés de bottes ou de souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurspersonnes toutes les diversités du vêtementmasculin en usage alors. Ayant tous déjà siégéplusieurs fois, ils semblaient fort à l’aise à leurbanc et Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœurbattait, ses oreilles bourdonnaient, ses yeuxse voilaient et tout ce qui l’entourait prenait pourlui une teinte livide.
Quand l’huissier annonça le Tribunal, trois jugesprirent place sur une estrade assez petite, devantune table verte. Ils portaient un chapeau à cocarde,surmonté de grandes plumes noires, et le manteaud’audience avec un ruban tricolore d’où pendait surleur poitrine une lourde médaille d’argent. Devanteux, au pied de l’estrade, siégeait le substitutde l’accusateur public, dans un costume semblable.Le greffier s’assit entre le Tribunal et le fauteuilvide de l’accusé. Gamelin voyait ces hommesdifférents de ce qu’il les avait vus jusque-là, plusbeaux, plus graves, plus effrayants, bien qu’ilsprissent des attitudes familières, feuilletant despapiers, appelant un huissier ou se penchant enarrière pour entendre quelque communication d’unjuré ou d’un officier de service.
Au-dessus des juges, les tables des Droits del’Homme étaient suspendues; à leur droite et à leurgauche, contre les vieilles murailles féodales, lesbustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat.En face du banc des jurés, au fond de la salle,s’élevait la tribune publique. Des femmes engarnissaient le premier rang, qui, blondes, brunesou grises, portaient toutes la haute coiffe dont lebavolet plissé leur ombrageait les joues; sur leurpoitrine, auxquelles la mode donnait uniformémentl’ampleur d’un sein nourricier, se croisait lefichu blanc ou se recourbait la bavette du tablierbleu. Elles tenaient les bras croisés sur le rebordde la tribune. Derrière elles on voyait, clairseméssur les gradins, des citoyens vêtus avec cettediversité qui donnait alors aux foules un caractèreétrange et pittoresque. À droite, vers l’entrée, derrière une barrière pleine, s’étendait un espaceoù le public se tenait debout.Cette fois, il y était peu nombreux. L’affaire dontcette section du tribunal allait s’occupern’intéressait qu’un petit nombre de spectateurs, et,sans doute, les autres sections, qui siégeaient enmême temps, appelaient des causes plus émouvantes.
C’est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur,prêt à faiblir, n’aurait pu supporter l’atmosphèreenflammée des grandes audiences. Ses yeux s’attachaientaux moindres détails: il remarquait le coton dansl’oreille du greffier et une tache d’encre sur ledossier du substitut. Il voyait, comme avec une loupe,les chapiteaux sculptés dans un temps où touteconnaissance des ordres antiques était perdue et quisurmontaient les colonnes gothiques de guirlandesd’ortie et de houx. Mais ses regards revenaient sanscesse à ce fauteuil, d’une forme surannée, garni develours d’Utrecht rouge, usé au siège et noirciaux bras. Des gardes nationaux en armes se tenaientà toutes les issues.
Enfin l’accusé parut, escorté de grenadiers, libretoutefois de ses membres comme le prescrivait la loi.C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre,sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvresminces et violacées, vêtu à l’ancienne mode d’unhabit sang de bœuf. Sans doute parce qu’il avait lafièvre, ses yeux brillaient comme des pierrerieset ses joues avaient l’air d’être vernies. Il s’assit.Ses jambes, qu’il croisait, étaient d’une maigreurexcessive et ses grandes mains noueuses en faisaienttout le tour. Il se nommait Marie-AdolpheGuillergues et était prévenu de dilapidation dansles fourrages de la République. L’acte d’accusationmettait à sa chargedes faits nombreux et graves, dont aucun n’étaitabsolument certain. Interrogé, Guillergues nia laplupart de ces faits et expliqua les autres à sonavantage. Son langage était précis et froid,singulièrement habile et donnait l’idée d’un hommeavec lequel il n’est pas désirable de traiter uneaffaire. Il avait réponse à tout. Quand le jugelui faisait une question embarrassante, son visagerestait calme et sa parole assurée, mais ses deuxmains, réunies sur sa poitrine, se crispaientd’angoisse. Gamelin s’en aperçut et dit à l’oreillede son voisin, peintre comme lui:
— Regardez ses pouces!
Le premier témoin qu’on entendit apporta des faitsaccablants. C’est sur lui que reposait toutel’accusation. Ceux qui furent appelés ensuite semontrèrent, au contraire, favorables à l’accusé. Lesubstitut de l’accusateur public fut véhément, maisdemeura dans le vague. Le défenseur parla avec unton de vérité qui valut à l’accusé des sympathiesqu’il n’avait pas su lui-même se concilier. L’audiencefut suspendue et les jurés se réunirent dans lachambre des délibérations. Là, après une discussionobscure et confuse, ils se partageaient en deuxgroupes à peu près égaux en nombre. On vit d’un côtéles indifférents, les tièdes, les raisonneurs,qu’aucune passion n’animait, et d’un autre côtéceux qui se laissaient conduire par le sentiment,se montraient peu accessibles à l’argumentation etjugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaienttoujours. C’étaient les bons, les purs: ils nesongeaient qu’à sauver la République et nes’embarrassaient point du reste. Leur attitude fitune forte impression sur Gamelin qui se sentaiten communion avec eux.
«Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon,un scélérat qui a spéculé sur le fourrage de notrecavalerie. L’absoudre, c’est laisser échapper untraître, c’est trahir la patrie, vouer l’armée à ladéfaite.» Et Gamelin voyait déjà les hussards de laRépublique, sur leurs montures qui bronchaient,sabrés par la cavalerie ennemie… «Mais siGuillergues était innocent?…»
Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussid’infidélité dans les fournitures. Tant d’autresdevaient agir comme Guillergues et Blaise, préparer la défaite, perdre la République!Il fallait faire un exemple. Mais si Guillerguesétait innocent?…
— Il n’y a pas de preuves, dit Gamelin, à hautevoix.
— Il n’y a jamais de preuves, répondit en haussantles épaules le chef du jury, un bon, un pur.
Finalement, il se trouva sept voix pour lacondamnation et huit pour l’acquittement.
Le jury rentra dans la salle et l’audience futreprise. Les jurés étaient tenus de motiver leurverdict; chacun parla à son tour devant le fauteuilvide. Les uns étaient prolixes; les autres secontentaient d’un mot; il y en avait quiprononçaient des paroles inintelligibles.
Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:
— En présence d’un crime si grand que d’ôter auxdéfenseurs de la patrie les moyens de vaincre, on veutdes preuves formelles que nous n’avons point.
À la majorité des voix, l’accusé fut déclaré noncoupable.
Guillergues fut ramené devant les juges, accompagnédu murmure bienveillant des spectateurs qui luiannonçaient son acquittement. C’était un autre homme.La sécheressede ses traits s’était fondue, ses lèvres s’étaientamollies. Il avait l’air vénérable; son visageexprimait l’innocence. Le président lut, d’une voixémue, le verdict qui renvoyait le prévenu; la salleéclata en applaudissements. Le gendarme qui avaitamené Guillergues se précipita dans ses bras. Leprésident l’appela et lui donna l’accoladefraternelle. Les jurés l’embrassèrent. Gamelinpleurait à chaudes larmes.
Dans la cour du Palais, illuminée des derniersrayons du jour, une multitude hurlante s’agitait.Les quatre sections du Tribunal avaient prononcéla veille trente condamnations à mort, et, sur lesmarches du grand escalier, des tricoteuses accroupiesattendaient le départ des charrettes. Mais Gamelin,descendant les degrés dans le flot des jurés etdes spectateurs, ne voyait rien, n’entendait rienque son acte de justice et d’humanité et lesfélicitations qu’il se donnait d’avoir reconnul’innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche,en larmes et souriante, se jeta dans ses bras et yresta pâmée. Et, quand elle eut recouvré la voix,elle lui dit:
— Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtesgénéreux! Dans cette salle, le son de votre voix,mâle et douce, me traversait tout entière de sesondes magnétiques. J’en étais électrisée. Je vouscontemplais à votre banc. Je ne voyais que vous. Maisvous, mon ami, vous n’avez donc pas deviné maprésence? Rien ne vous a averti que j’étais là?Je me tenais dans la tribune, au second rang, àdroite. Mon Dieu! qu’il est doux de faire le bien!Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c’en étaitfait de lui: il périssait. Vous l’avez rendu à lavie, à l’amour des siens. En ce moment, il doit vousbénir. Évariste, que je suis heureuse et fière devous aimer!
Se tenant par le bras, serrés l’un contre l’autre,ils allaient par les rues, se sentant si légers,qu’ils croyaient voler.
Ils allaient à l’Amour peintre.Arrivés à l’Oratoire:
— Ne passons pas par le magasin, dit Élodie.
Elle le fit entrer par la porte cochère et monteravec elle à l’appartement. Sur le palier, elle tirade son réticule une grande clef de fer.
— On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste,vous allez être mon prisonnier.
Ils traversèrent la salle à manger et furent dans lachambre de la jeune fille.
Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardentedes lèvres d’Élodie. Il la pressa dans ses bras. Latête renversée, les yeux mourants, les cheveuxrépandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle luiéchappa et courut pousser le verrou…
La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaiseouvrit à son amant la porte de l’appartement et luidit tout bas, dans l’ombre:
— Adieu, mon amour! C’est l’heure où mon père varentrer. Si tu entends du bruit dans l’escalier,monte vite à l’étage supérieur et ne descends quequand il n’y aura plus de danger qu’on te voie. Pourte faire ouvrir la porte de la rue, frappe troiscoups à la fenêtre de la concierge. Adieu, ma vie, adieu, mon âme!
Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtrede la chambre d’Élodie s’entr’ouvrir et une petitemain cueillir un œillet rouge qui tomba à sespieds comme une goutte de sang.
XII
Un soir que le vieux Brotteaux portait douzedouzaines de pantins au citoyen Caillou, rue de laLoi, le marchand de jouets, doux et poli d’ordinaire,lui fit, au milieu de ses poupées et de sespolichinelles, un accueil malgracieux.
— Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il,prenez garde! Ce n’est pas toujours le temps derire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes:un membre du Comité de sûreté de la section, quia visité hier mon établissement, a vu vos pantinset les a trouvés contre-révolutionnaires.
— Il se moquait! dit Brotteaux.
— Nenni, citoyen, nenni. C’est un homme qui neplaisante pas. Il a dit qu’en ces petits bonshommesla représentation nationale était perfidement contrefaite, qu’on y reconnaissait notamment descaricatures de Couthon, de Saint-Just et deRobespierre, et il les a saisis. C’est une pertesèche pour moi, sans parler des périls où je suisexposé.
— Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, cesScaramouches, ces Colins et ces Colettes, que j’aipeints tels que Boucher les peignait il y acinquante ans, seraient des Couthon et desSaint-Just contrefaits? Il n’y a pas un homme sensépour le prétendre.
— Il est possible, reprit le citoyen Caillou, quevous ayez agi sans malice, bien qu’il faille toujoursse défier d’un homme d’esprit comme vous. Mais lejeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile,qui tient un petit théâtre aux Champs-Élysées,a été arrêté avant-hier pour incivisme, à causequ’il faisait jouer la Convention par Polichinelle.
— Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant latoile qui recouvrait ses petits pendus, regardez cesmasques et ces visages, sont-ce d’autres que despersonnages de comédie et de bergerie? Commentvous êtes-vous laissé dire, citoyen Caillou, queje jouais la Convention nationale?
Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoupà la sottise humaine, il n’eût pas cru qu’elle envînt jamais à suspecter ses Scaramouches et sesColinettes. Il protestait de leur innocence etde la sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulaitrien entendre.
— Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Jevous estime, je vous honore, mais ne veux être niblâmé ni inquiété à cause de vous. Je respecte laloi. J’entends rester bon citoyen et être traitécomme tel. Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportezvos pantins.
Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis,portant ses suspects sur l’épaule au bout d’uneperche, et moqué par les enfants qui croyaient quec’était le marchand de mort-aux-rats. Ses penséesétaient tristes. Sans doute, il ne vivait passeulement de ses pantins: il faisait des portraitsà vingt sols, sous les portes cochères et dansun tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses,et beaucoup de jeunes garçons, qui partaient pourl’armée, voulaient laisser leur portrait à leur jeunemaîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaientun mal extrême, et il s’en fallait de beaucoupqu’il fît ses portraits aussi bien que ses pantins.Il servait parfois de secrétaire aux dames de lahalle, mais c’était se mêler à des complotsroyalistes et les risques étaient gros. Il serappela qu’il y avait dans la rueNeuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devantVendôme, un autre marchand de jouets, nommé Joly,et il résolut d’aller dès le lendemain lui offrirce que refusait le pusillanime Caillou.
Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui encraignait l’injure pour ses pantins, hâta le pas.Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et désert, ettournait le coin de la place de Thionville, il vità la lueur d’une lanterne, sur une borne, un maigrevieillard qui semblait exténué de fatigue et defaim, et gardait encore un air vénérable. Il étaitvêtu d’une lévite déchirée, n’avait point dechapeauet semblait âgé de plus de soixante ans. S’étantapproché de ce malheureux, Brotteaux reconnut lePère Longuemare, qu’il avait sauvé de la lanterne,six mois en çà, tandis qu’ils faisaient tous deuxla queue devant la boulangerie de la rue de Jérusalem.Engagé envers ce religieux par un premier service,Brotteaux s’approcha de lui, s’en fit reconnaîtrepour le publicain qui s’était trouvé à son côtéau milieu de la canaille, un jour de grande disette,et lui demanda s’il ne pourrait point lui êtreutile.
— Vous paraissez las, mon Père. Prenez une gouttede cordial.
Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puceun petit flacon d’eau-de-vie, qui y était avec sonLucrèce.
— Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile.
Le Père Longuemare repoussa de la main le flaconet s’efforça de se lever. Mais il retomba sur saborne.
— Monsieur, dit-il d’une voix faible, mais assurée,depuis trois mois j’habitais Picpus. Averti qu’onétait venu m’arrêter chez moi, hier, à cinq heuresde relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Jen’ai point d’asile; j’erre dans les rues et suisun peu fatigué.
— Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moil’honneur de partager mon grenier.
— Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien queje suis suspect.
— Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantinsle sont aussi, ce qui est le pis de tout. Vous lesvoyez exposés, sous cette mince toile, à la pluiefine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu’aprèsavoir été publicain je fabrique des pantins poursubsister.
Le Père Longuemare prit la main que lui tendait leci-devant financier, et accepta l’hospitalité offerte.Brotteaux, en son grenier, lui servit du pain, dufromage et du vin, qu’il avait mis à rafraîchir danssa gouttière, car il était sybarite.
Ayant apaisé sa faim:
— Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vousinformer des circonstances qui ont amené ma fuite etm’ont jeté expirant sur cette borne où vous m’aveztrouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la maigrerente que l’Assemblée m’avait faite; je donnais desleçons de latin et de mathématiques et j’écrivaisdes brochures sur la persécution de l’Église deFrance. J’ai même composé un ouvrage d’une certaineétendue, pour démontrer que le serment constitutionneldes prêtres est contraire à la disciplineecclésiastique. Les progrès de la Révolutionm’ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucherma pension faute d’avoir le certificat de civismeexigé par la loi. C’est ce certificat que j’allaidemander à l’Hôtel de Ville, avec la conviction dele mériter. Membre d’un ordre institué par l’apôtreSaint-Paul lui-même, qui se prévalut du titrede citoyen romain, je me flattais de me conduire,à son imitation, en bon citoyen français, respectueuxde toutes les lois humaines qui ne sont pas enopposition avec les lois divines. Je présentai marequête à Monsieur Colin, charcutier et officiermunicipal, préposé à la délivrance de ces sortes decartes. Il m’interrogea sur mon état. Je lui disque j’étais prêtre: il me demanda si j’étais marié,et, sur ma réponse que je ne l’étais pas, il medit que c’était tant pis pour moi. Enfin, aprèsdiverses questions,il me demanda si j’avais prouvé mon civisme le10 août, le 2 septembre et le 31 mai. «On ne peutdonner de certificats, ajouta-t-il, qu’à ceux quiont prouvé leur civisme par leur conduite en ces troisoccasions.» Je ne pus lui faire une réponse qui lesatisfît. Toutefois il prit mon nom et mon adresseet me promit de faire promptement une enquête sur moncas. Il tint parole et c’est en conclusion de sonenquête que deux commissaires du Comité de sûretégénérale de Picpus, assistés de la force armée, seprésentèrent à mon logis en mon absence pour meconduire en prison. Je ne sais de quel crime onm’accuse. Mais convenez qu’il faut plaindre monsieur Colin, dont l’esprit est assez troublé pour reprocher à un ecclésiastique de n’avoir pas montréson civisme le 10 août, le 2 septembre, le 31 mai.Un homme capable d’une telle pensée est bien dignede pitié.
— Moi non plus, je n’ai point de certificat, ditBrotteaux. Nous sommes tous deux suspects. Mais vousêtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous aviseronsdemain à votre sécurité.
Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui lapaillasse, que le religieux réclama par humilité,avec une telle instance qu’il fallut le satisfaire:il eût, sans cela, couché sur le carreau.
Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux soufflala chandelle par économie et par prudence.
— Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce quevous faites pour moi; mais, hélas! il est de peude conséquence pour vous que je vous en sache gré.Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce seraitpour vous d’une conséquenceinfinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce quin’est pas fait pour sa gloire et n’est que l’effortd’une vertu purement naturelle. C’est pourquoi jevous supplie, monsieur, de faire pour Lui ce que vousétiez porté à faire pour moi.
— Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez pointde souci et ne m’ayez nulle reconnaissance. Ce queje fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite,je ne le fais pas pour l’amour de vous: car, enfin,bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connaistrop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non pluspour l’amour de l’humanité: car je ne suis pas aussisimple que Don Juan, pour croire, comme lui, quel’humanité a des droits; et ce préjugé, dans unesprit aussi libre que le sien, m’afflige. Je le faispar cet égoïsme qui inspire à l’homme tous lesactes de générosité et de dévouement, en le faisantse reconnaître dans tous les misérables, en ledisposant à plaindre sa propre infortune dansl’infortune d’autrui et en l’excitant à porter aideà un mortel semblable à lui par la nature et ladestinée, jusque-là qu’il croit se secourir lui-mêmeen le secourant. Je le fais encore par désœuvrement:car la vie est à ce point insipide qu’il faut s’endistraire à tout prix et que la bienfaisance est undivertissement assez fade qu’on se donne à défautd’autres plus savoureux; je le fais par orgueil etpour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin,par esprit de système et pour vous montrer de quoiun athée est capable.
— Ne vous calomniez point, monsieur, répondit lePère Longuemare. J’ai reçu de Dieu plus de grâcesqu’il ne vous en a accordées jusqu’à cette heure;mais je vaux moinsque vous, et vous suis bien inférieur en méritesnaturels. Permettez-moi cependant de prendre aussisur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vousne pouvez m’aimer. Et moi, monsieur, sans vousconnaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu mel’ordonne.
Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s’agenouillasur le carreau, et, après avoir récité ses prières,s’étendit sur sa paillasse et s’endormit paisiblement.
XIII
Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour ladeuxième fois. Avant l’ouverture de l’audience ils’entretenait avec ses collègues du jury, des nouvellesarrivées le matin. Il y en avait d’incertaineset de fausses; mais ce qu’on pouvait retenir étaitterrible: les armées coalisées, maîtresses de toutesles routes, marchant d’ensemble, la Vendéevictorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré auxAnglais, qui y débarquaient quatorze mille hommes.
C’était autant pour ces magistrats des faitsdomestiques que des événements intéressant le mondeentier. Sûrs depérir si la patrie périssait, ils faisaient du salutpublic leur affaire propre. Et l’intérêt de lanation, confondu avec le leur, dictait leurssentiments, leurs passions, leur conduite.
Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert,secrétaire du Comité de défense; c’était l’avisde sa nomination de commissaire des poudres et dessalpêtres.
Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. L’ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses agresseurs. Je t’envoie ci-contre une instruction de la Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et fraternité.
À ce moment, l’accusé fut introduit. C’était un desderniers de ces généraux vaincus que la Conventionlivrait au Tribunal, et le plus obscur. À sa vue,Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaireque, mêlé au public, il avait vu, trois semainesauparavant, juger et envoyer à la guillotine. C’étaitle même homme, l’air têtu, borné: ce fut le mêmeprocès. Il répondait d’une façon sournoise etbrutale qui gâtait ses meilleures réponses. Seschicanes, ses arguties, les accusations dont ilchargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu’ilaccomplissait la tâche respectable de défendre sonhonneur et sa vie. Dans cette affaire tout étaitincertain, contesté, position des armées, nombredes effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus,mouvements des troupes: on ne savait rien. Personnene comprenaitrien à ces opérations confuses, absurdes, sansbut, qui avaient abouti à un désastre, personne, pasplus le défenseur et l’accusé lui-même quel’accusateur, les juges et les jurés, et, choseétrange, personne n’avouait à autrui ni à soi-mêmequ’il ne comprenait pas. Les juges se plaisaientà faire des plans, à disserter sur la tactique et lastratégie; l’accusé trahissait ses dispositionsnaturelles pour la chicane.
On disputait sans fin. Et Gamelin, durant cesdébats, voyait sur les âpres routes du Nord lescaissons embourbés et les canons renversés dans lesornières, et, par tous les chemins, défiler endésordre les colonnes vaincues, tandis que lacavalerie ennemie débouchait de toutes parts parles défilés abandonnés. Et il entendait de cettearmée trahie monter une immense clameur qui accusaitle général. À la clôture des débats, l’ombreemplissait la salle et la figure indistincte deMarat apparaissait comme un fantôme sur la tête duprésident. Le jury appelé à se prononcer étaitpartagé. Gamelin, d’une voix sourde, qui s’étranglaitdans sa gorge, mais d’un ton résolu, déclara l’accusécoupable de trahison envers la République et unmurmure approbateur, qui s’éleva dans la foule,vint caresser sa jeune vertu. L’arrêt fut lu auxflambeaux, dont la lueur livide tremblait sur lestempes creuses du condamné où l’on voyait perler lasueur. À la sortie, sur les degrés où grouillaitla foule des commères encocardées, tandis qu’ilentendait murmurer son nom, que les habitués dutribunal commençaient à connaître, Gamelin futassailli par des tricoteuses qui, lui montrant lepoing, réclamaient la tête de l’Autrichienne.
Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur lesort d’une pauvre femme, la veuve Meyrion, porteusede pain. Elle allait par les rues poussant unepetite voiture et portant, pendue à sa taille,une planchette de bois blanc à laquelle elle faisaitavec son couteau des coches qui représentaient lecompte des pains qu’elle avait livrés. Son gainétait de huit sous par jour. Le substitut del’accusateur public se montra d’une étrange violenceà l’égard de cette malheureuse, qui avait, paraît-il,crié: «Vive le roi!» à plusieurs reprises, tenu despropos contre-révolutionnaires dans les maisons oùelle allait porter le pain de chaque jour, et trempédans une conspiration qui avait pour objet l’évasionde la femme Capet. Interrogée par le juge, ellereconnut les faits qui lui étaient imputés; soitsimplicité, soit fanatisme, elle professa dessentiments royalistes d’une grande exaltation et seperdit elle-même.
Le Tribunal révolutionnaire faisait triompherl’égalité en se montrant aussi sévère pour lesportefaix et les servantes que pour les aristocrateset les financiers. Gamelin ne concevait point qu’ilen pût être autrement sous un régime populaire.Il eût jugé méprisant, insolent pour le peuple,de l’exclure du supplice. C’eût été le considérer,pour ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservéeaux seuls aristocrates, la guillotine lui eût paruune sorte de privilège inique. Gamelin commençaità se faire du châtiment une idée religieuse etmystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres.Il pensait qu’on doit la peine aux criminels et quec’est leur faire tort que de les en frustrer. Ildéclara la femme Meyrion coupable et digne duchâtiment suprême, regrettant seulement que lesfanatiques qui l’avaient perdue, plus coupablesqu’elle, ne fussent pas là pour partager son sort.
Évariste se rendait presque chaque soir auxJacobins, qui se réunissaient dans l’ancienne chapelle des dominicains, vulgairement nommésjacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s’élevaitun arbre de la Liberté, un peuplier, dont les feuillesagitées rendaient un perpétuel murmure, la chapelle,d’un style pauvre et maussade, lourdement coiffée detuiles, présentait son pignon nu, percé d’unœil-de-bœuf et d’une porte cintrée, que surmontaitle drapeau aux couleurs nationales, coiffé du bonnetde la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordelierset les Feuillants, avaient pris la demeure et lenom de moines dispersés. Gamelin, assidu naguèreaux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas chezles Jacobins les sabots, les carmagnoles, les crisdes dantonistes. Dans le club de Robespierre régnaitla prudence administrative et la gravité bourgeoise.Depuis que l’Ami du peuple n’était plus, Évaristesuivait les leçons de Maximilien, dont la penséedominait aux Jacobins et, de là, par mille sociétésaffiliées, s’étendait sur toute la France. Pendantla lecture du procès-verbal, il promenait ses regardssur les murs nus et tristes, qui, après avoir abritéles fils spirituels du grand inquisiteur de l’hérésie,voyaient assemblés les zélés inquisiteurs des crimescontre la patrie.
Là se tenait sans pompe et s’exerçait par la parolele plus grand des pouvoirs de l’État. Il gouvernaitla cité, l’empire, dictait ses décrets à laConvention. Ces artisans du nouvel ordre de choses,si respectueux de la loi qu’ilsdemeuraient royalistes en 1791 et le voulaient êtreencore au retour de Varennes, par un attachementopiniâtre à la Constitution, amis de l’ordre établi,même après les massacres du Champ-de-Mars, etjamais révolutionnaires contre la révolution, étrangersaux mouvements populaires, nourrissaient dans leurâme sombre et puissante un amour de la patrie quiavait enfanté quatorze armées et dressé la guillotine.Évariste admirait en eux la vigilance, l’espritsoupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de larègle, l’art de dominer, une impériale sagesse.
Le public qui composait la salle ne faisait entendrequ’un frémissement unanime et régulier, comme lefeuillage de l’arbre de la Liberté qui s’élevaitsur le seuil.
Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le frontfuyant, le regard perçant, le nez en pointe, lementon aigu, le visage grêlé, l’air froid, montalentement à la tribune. Il était poudré à frimaset portait un habit bleu qui lui marquait la taille.Il avait ce maintien compassé, tenait cette alluremesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant,qu’il ressemblait à un maître à danser et qui lefaisait saluer par d’autres du nom d’«Orphée français». Robespierre prononça d’une voix claire un discourséloquent contre les ennemis de la République.Il frappa d’arguments métaphysiques et terriblesBrissot et ses complices. Il parla longtemps, avecabondance, avec harmonie. Planant dans les sphèrescélestes de la philosophie, il lançait la foudresur les conspirateurs qui rampaient sur le sol.
Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avaitaccusé la Gironde de préparer la restauration de lamonarchie oule triomphe de la faction d’Orléans et de méditerla ruine de la ville héroïque qui avait délivré laFrance et qui délivrerait un jour l’univers.Maintenant, à la voix du sage, il découvrait desvérités plus hautes et plus pures; il concevaitune métaphysique révolutionnaire, qui élevait sonesprit au-dessus des grossières contingences, àl’abri des erreurs des sens, dans la région descertitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmesmélangées et pleines de confusion; la complexitédes faits est telle qu’on s’y perd. Robespierreles lui simplifiait, lui présentait le bien et lemal en des formules simples et claires. Fédéralisme,indivisibilité: dans l’unité et l’indivisibilitéétait le salut; dans le fédéralisme, la damnation.Gamelin goûtait la joie profonde d’un croyant quisait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormaisle Tribunal révolutionnaire, comme autrefois lestribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crimeabsolu, du crime verbal. Et, parce qu’il avait l’espritreligieux, Évariste recevait ces révélations avecun sombre enthousiasme; son cœur s’exaltait et seréjouissait à l’idée que désormais, pour discernerle crime et l’innocence, il possédait un symbole.Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi!
Le sage Maximilien l’éclairait aussi sur lesintentions perfides de ceux qui voulaient égaliserles biens et partager les terres, supprimer larichesse et la pauvreté et établir pour tous lamédiocrité heureuse. Séduit par leurs maximes, ilavait d’abord approuvé leurs desseins qu’il jugeaitconformes aux principes d’un vrai républicain. MaisRobespierre, par ses discours aux Jacobins, luiavait révélé leurs menées et découvert que ceshommes, dontles intentions paraissaient pures, tendaient à lasubversion de la République, et n’alarmaient lesriches que pour susciter à l’autorité légitime depuissants et implacables ennemis. En effet, sitôtla propriété menacée, la population tout entière,d’autant plus attachée à ses biens qu’elle enpossédait peu, se retournait brusquement contre laRépublique. Alarmer les intérêts, c’est conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universelet le règne de la justice, ceux qui proposaient commeun objet digne de l’effort des citoyens l’égalitéet la communauté des biens étaient des traîtres etdes scélérats plus dangereux que les fédéralistes.
Mais la plus grande révélation que lui eût apportéela sagesse de Robespierre, c’était les crimes etles infamies de l’athéisme. Gamelin n’avait jamaisnié l’existence de Dieu; il était déiste et croyaità une providence qui veille sur les hommes; mais,s’avouant qu’il ne concevait que très indistinctementl’Être suprême et très attaché à la liberté deconscience, il admettait volontiers que d’honnêtesgens pussent, à l’exemple de Lamettrie, deBoulanger, du baron d’Holbach, de Lalande,d’Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l’existencede Dieu, à la charge d’établir une moralenaturelle et de retrouver en eux-mêmes les sourcesde la justice et les règles d’une vie vertueuse. Ils’était même senti en sympathie avec les athées,quand il les avait vus injuriés ou persécutés.Maximilien lui avait ouvert l’esprit et dessilléles yeux. Par son éloquence vertueuse, ce grandhomme lui avait révélé le vrai caractère del’athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets;il lui avait démontré que cette doctrine, forméedans les salons et les boudoirs de l’aristocratie, était laplus perfide invention que les ennemis du peupleeussent imaginée pour le démoraliser et l’asservir;qu’il était criminel d’arracher du cœur desmalheureux la pensée consolante d’une providencerémunératrice et de les livrer sans guide et sansfrein aux passions qui dégradent l’homme et enfont un vil esclave, et qu’enfin l’épicurismemonarchique d’un Helvétius conduisait à l’immoralité,à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que lesleçons d’un grand citoyen l’avaient instruit, ilexécrait les athées, surtout lorsqu’ils l’étaientd’un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux Brotteaux.
Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger,coup sur coup, un ci-devant convaincu d’avoir détruitdes grains pour affamer le peuple, trois émigrés quiétaient revenus fomenter la guerre civile en France,deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateursbretons, femmes, vieillards, adolescents, maîtreset serviteurs. Le crime était avéré, la loi formelle.Parmi les coupables se trouvait une femme de vingtans, parée des splendeurs de la jeunesse sous lesombres de sa fin prochaine, charmante. Un nœud bleuretenait ses cheveux d’or, son fichu de linondécouvrait un cou blanc et flexible.
Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à l’exception d’un vieux jardinier, furent envoyés à l’échafaud.
La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq hommes et dix-huit femmes.
Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus souvent, étaient interrogées sans faveur, d’après la règle commune à tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction. Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les traiter comme des hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n’en étaient nullement troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état. Mais il y en avaitpeu de jeunes, moins encore de jolies. La prison etles soucis les avaient flétries, le jour cru de lasalle trahissait leur fatigue, leurs angoisses,accusait leurs paupières flétries, leur teintcouperosé, leurs lèvres blanches et contractées.Pourtant le fatal fauteuil reçut plus d’une fois unefemme jeune, belle dans sa pâleur, alors qu’une ombrefunèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyaitses regards. À cette vue, que des jurés se soient ouattendris ou irrités; que, dans le secret de ses sensdépravés, un de ces magistrats ait scruté les secretsles plus intimes de cette créature qu’il sereprésentait à la fois vivante et morte, et que,en remuant des images voluptueuses et sanglantes,il se soit donné le plaisir atroce de livrer aubourreau ce corps désiré, c’est ce que, peut-être,on doit taire, mais qu’on ne peut nier, si l’onconnaît les hommes. Évariste Gamelin, artistefroid et savant, ne reconnaissait de beauté qu’àl’antique, et la beauté lui inspirait moins de troubleque de respect. Son goût classique avait de tellessévérités qu’il trouvait rarement une femme à songré; il était insensible aux charmes d’un jolivisage autant qu’à la couleur de Fragonard et auxformes de Boucher. Il n’avait jamais connu le désirque dans l’amour profond.
Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, ilcroyait les femmes plus dangereuses que les hommes.Il haïssait les ci-devant princesses, celles qu’ilse figurait, dans ses songes pleins d’horreur,mâchant, avec Élisabeth et l’Autrichienne, des ballespour assassiner les patriotes; il haïssait mêmetoutes ces belles amies des financiers, desphilosophes et des hommes de lettres, coupablesd’avoir joui des plaisirs des sens et de l’esprit etvécu dans un temps où il était doux de vivre. Illes haïssait sans s’avouer sa haine, et, quand il enavait quelqu’une à juger, il la condamnait parressentiment, croyant la condamner avec justice pourle salut public. Et son honnêteté, sa pudeur virile,sa froide sagesse, son dévouement à l’État, sesvertus enfin, poussaient sous la hache des têtestouchantes.
Mais qu’est ceci et que signifie ce prodige étrange?Naguère encore il fallait chercher les coupables,s’efforcer de les découvrir dans leur retraite et deleur tirer l’aveu de leur crime. Maintenant, ce n’estplus la chasse avec une multitude de limiers, lapoursuite d’une proie timide:voici que de toutes parts s’offrent les victimes.Nobles, vierges, soldats, filles publiques se ruentsur le Tribunal, arrachent aux juges leurcondamnation trop lente, réclament la mort comme undroit dont ils sont impatients de jouir. Ce n’est pasassez de cette multitude dont le zèle des délateursa rempli les prisons et que l’accusateur public etses acolytes s’épuisent à faire passer devant leTribunal: il faut pourvoir encore au supplice deceux qui ne veulent pas attendre. Et tant d’autres,encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mortaux juges et aux bourreaux, se frappent de leurpropre main! À la fureur de tuer répond la fureurde mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeunemilitaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dansla prison une amante adorable qui lui a dit: «Vispour moi!» Il ne veut vivre ni pour elle, ni pourl’amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avecson acte d’accusation. Et, républicain, car ilrespire la liberté par tous les pores, il se faitroyaliste afin de mourir. Le Tribunal s’efforcede l’acquitter; l’accusé est le plus fort; jugeset jurés sont obligés de céder.
L’esprit d’Évariste, naturellement inquiet etscrupuleux, s’emplissait, aux leçons des Jacobinset au spectacle de la vie, de soupçons et d’alarmes.À la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie,les rues mal éclairées, il croyait, par chaquesoupirail, apercevoir dans la cave la planche auxfaux assignats; au fond de la boutique vide duboulanger ou de l’épicier il devinait des magasinsregorgeant de vivres accaparés; à travers les vitresétincelantes des traiteurs, il lui semblait entendreles propos des agioteurs qui préparaient la ruinedu pays en vidant des bouteillesde vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruellesinfectes, il apercevait les filles de joie prêtesà fouler aux pieds la cocarde nationale auxapplaudissements de la jeunesse élégante; il voyaitpartout des conspirateurs et des traîtres. Et ilsongeait: «République! contre tant d’ennemis secretsou déclarés, tu n’as qu’un secours. Sainte guillotine,sauve la patrie!…»
Élodie l’attendait dans sa petite chambre bleue,au-dessus de l’Amour peintre.Pour l’avertirqu’il pouvait entrer, elle mettait sur le rebord dela fenêtre son petit arrosoir vert, près du potd’œillets. Maintenant il lui faisait horreur, il luiapparaissait comme un monstre: elle avait peurde lui et elle l’adorait. Toute la nuit, presséséperdument l’un contre l’autre, l’amant sanguinaire etla voluptueuse fille se donnaient en silence desbaisers furieux.
XIV
Levé dès l’aube, le Père Longuemare, ayant balayéla chambre, s’en alla dire sa messe dans une chapellede la rue d’Enfer, desservie par un prêtreinsermenté. Il y avait à Paris des milliersde retraites semblables, où le clergé réfractaireréunissait clandestinement de petits troupeaux defidèles. La police des sections, bien que vigilanteet soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercailscachés, de peur des ouailles irritées et par unreste de vénération pour les choses saintes. LeBarnabite fit ses adieux à son hôte, qui eutgrand’peine à obtenir qu’ilrevînt dîner, et l’engagea enfin par la promesseque la chère ne serait ni abondante ni délicate.
Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneaude terre; puis, tout en préparant le dîner dureligieux et de l’épicurien, il relisait Lucrèce etméditait sur la condition des hommes.
Ce sage n’était pas surpris que des êtres misérables,vains jouets des forces de la nature, se trouvassentle plus souvent dans des situations absurdes etpénibles; mais il avait la faiblesse de croire queles révolutionnaires étaient plus méchants et plussots que les autres hommes, en quoi il tombait dansl’idéologie. Au reste, il n’était point pessimiste etne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise.Il admirait la nature en plusieurs de ses parties,spécialement dans la mécanique céleste et dans l’amourphysique, et s’accommodait des travaux de la vie enattendant le jour prochain où il ne connaîtraitplus ni craintes ni désirs.
Il coloria quelques pantins avec attention et fitune Zerline qui ressemblait à la Thévenin. Cettefille lui plaisait et son épicurisme louait l’ordredes atomes qui la composaient.
Ces soins l’occupèrent jusqu’au retour du Barnabite.
— Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vousavais bien dit que notre repas serait maigre. Nousn’avons que des châtaignes. Encore s’en faut-il qu’ellessoient bien assaisonnées.
— Des châtaignes! s’écria le Père Longuemare ensouriant, il n’y a point de mets plus délicieux. Monpère, monsieur, était un pauvre gentilhomme limousin,qui possédait,pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un vergersauvage et un bouquet de châtaigniers. Il senourrissait, avec sa femme et ses douze enfants, degrosses châtaignes vertes, et nous étions tousforts et robustes. J’étais le plus jeune et le plusturbulent: mon père disait, par plaisanterie,qu’il faudrait m’envoyer à l’Amérique faire leflibustier… Ah! monsieur, que cette soupe auxchâtaignes est parfumée! Elle me rappelle la tablecouronnée d’enfants où souriait ma mère.
Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly,marchand de jouets rue Neuve-des-Petits-Champs,qui prit les pantins refusés par Caillou et encommanda non pas douze douzaines à la fois commecelui-ci, mais bien vingt-quatre douzaines pourcommencer.
En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vitsur la place de la Révolution étinceler un triangled’acier entre deux montants de bois: c’était laguillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieuxse pressait autour de l’échafaud, attendant lescharrettes pleines. Des femmes, portant l’éventairesur le ventre, criaient les gâteaux de Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette;au pied de la statue de la Liberté, un vieillardmontrait des gravures d’optique dans un petit théâtresurmonté d’une escarpolette où se balançait un singe.Des chiens, sous l’échafaud, léchaient le sangde la veille. Brotteaux rebroussa vers la rueHonoré.
Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait sonbréviaire, il essuya soigneusement la table et y mitsa boîte de couleurs ainsi que les outils et lesmatériaux de son état.
— Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cetteoccupation indigne du sacré caractère dont vous êtesrevêtu, aidez-moi, je vous prie, à fabriquer despantins. Un sieur Joly m’en a fait, ce matin même,une assez grosse commande. Pendant que je peindraices figures déjà formées, vous me rendrez grandservice en découpant des têtes, des bras, des jambeset des troncs sur les patrons que voici. Vousn’en sauriez trouver de meilleurs: ils sont d’aprèsWatteau et Boucher.
— Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, queWatteau et Boucher étaient propres à créer de telsbrimborions: il eût mieux valu, pour leur gloire,qu’ils s’en fussent tenus à d’innocents pantinscomme ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, maisje crains de n’être pas assez habile pour cela.
Le Père Longuemare avait raison de se défier de sonadresse: après plusieurs essais malheureux, il fallutbien reconnaître que son génie n’était pas dedécouper à la pointe du canif, dans un mince carton,des contours agréables. Mais quand, à sa demande,Brotteaux lui eut donné de la ficelle et unpasse-lacet, il se révéla très apte à douer demouvement ces petits êtres qu’il n’avait su former,et à les instruire à la danse. Il avait bonne grâceà les essayer ensuite en faisant exécuter à chacund’eux quelques pas de gavotte, et, quand ilsrépondaient à ses soins, un sourire glissait sur seslèvres sévères.
Une fois qu’il tirait en mesure la ficelle d’unScaramouche:
— Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle unesingulière histoire. C’était en 1746: j’achevaismon noviciat,sous la direction du Père Magitot, homme âgé, deprofond savoir et de mœurs austères. À cette époque,il vous en souvient peut-être, les pantins, destinésd’abord à l’amusement des enfants, exerçaient surles femmes et même sur les hommes jeunes et vieuxun attrait extraordinaire; ils faisaient fureurà Paris. Les boutiques des marchands à la modeen regorgeaient; on en trouvait chez les personnesde qualité, et il n’était pas rare de voir à lapromenade et dans les rues un grave personnage fairedanser son pantin. L’âge, le caractère, la professiondu Père Magitot ne le gardèrent point de lacontagion. Alors qu’il voyait chacun occupé à fairesauter un petit homme de carton, ses doigtséprouvaient des impatiences qui lui devinrent bientôttrès importunes. Un jour que pour une affaireimportante, qui intéressait l’ordre tout entier, ilfaisait visite à Monsieur Chauvel, avocat auParlement, avisant un pantin suspendu à la cheminée,il éprouva une terrible tentation d’en tirer laficelle. Ce ne fut qu’au prix d’un grand effortqu’il en triompha. Mais ce désir frivole le poursuivitet ne lui laissa plus de repos. Dans ses études, dansses méditations, dans ses prières, à l’église, dansle chapitre, au confessionnal, en chaire, il en étaitobsédé. Après quelques jours consumés dans untrouble affreux, il exposa ce cas extraordinaire augénéral de l’ordre, qui, en ce moment, se trouvaitheureusement à Paris. C’était un docteur éminent etl’un des princes de l’église de Milan. Il conseillaau Père Magitot de satisfaire une envie, innocentedans son principe, importune dans ses conséquenceset dont l’excès menaçait de causer dans l’âme quien était dévorée les plus graves désordres. Surl’avis ou, pour mieux dire, par l’ordre du général,le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut comme la première fois, dans son cabinet.Là, retrouvant le pantin accroché à la cheminée, ils’en approcha vivement et demanda à son hôte la grâced’en tirer un moment la ficelle. L’avocat la luiaccorda très volontiers et lui confia que parfoisil faisait danser Scaramouche (c’était le nom dupantin) en préparant ses plaidoiries et que, laveille encore, il avait réglé, sur les mouvements deScaramouche, sa péroraison en faveur d’une femmeaccusée faussement d’avoir empoisonné son mari. LePère Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vitsous sa main Scaramouche s’agiter comme un possédéqu’on exorcise. Ayant ainsi contenté son caprice,il fut délivré de l’obsession.
— Votre récit ne me surprend pas, mon Père, ditBrotteaux. On voit de ces obsessions. Mais ce ne sontpas toujours des figures de carton qui les causent.
Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlaitjamais de religion; Brotteaux en parlaitconstamment. Et, comme il se sentait de la sympathiepour le Barnabite, il se plaisait à l’embarrasser età le troubler par des objections à divers articlesde la doctrine chrétienne.
Une fois, tandis qu’ils fabriquaient ensemble desZerlines et des Scaramouches:
— Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au point où nous sommes, doutantquel parti, dans la folie universelle, a été le plusfou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celuide la cour.
— Monsieur, répondit le religieux, tous les hommesdeviennent insensés, comme Nabuchodonosor, quand Dieules abandonne; mais nul homme, de nos jours, neplongea dans l’ignorance et l’erreur aussiprofondément que monsieur l’abbé Fauchet, nul hommene fut aussi funeste au royaume que celui-là. Ilfallait que Dieu fût ardemment irrité contre laFrance, pour lui envoyer monsieur l’abbé Fauchet!
— Il me semble que nous avons d’autres malfaiteursque ce malheureux Fauchet.
— Monsieur l’abbé Grégoire a montré aussi beaucoupde malice.
— Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres,qu’en dites-vous, mon Père?
— Monsieur, ce sont des laïques: les laïques nesauraient encourir les mêmes responsabilités que lesreligieux. Ils ne font pas le mal de si haut, et leurscrimes ne sont point universels.
— Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de saconduite dans la révolution présente?
— Je ne vous comprends pas, monsieur.
— Épicure a dit: ou Dieu veut empêcher le mal et nele peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant; s’il le peut et ne le veut, il est pervers; s’il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers; s’il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon Père?
Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.
— Monsieur, répondit le religieux, il n’y a rien deplus misérable que les difficultés que vous soulevez.Quand j’examine les raisons de l’incrédulité, ilme semble voir des fourmis opposer quelques brinsd’herbe comme unedigue au torrent qui descend des montagnes. Souffrezque je ne dispute pas avec vous: j’y aurais tropde raisons et trop peu d’esprit. Au reste, voustrouverez votre condamnation dans l’abbé Guénée etdans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce quevous rapportez d’Épicure est une sottise: car on yjuge Dieu comme s’il était un homme et en avait lamorale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuisCelse jusqu’à Bayle et Voltaire, ont abusé lessots avec de semblables paradoxes.
— Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foivous entraîne. Non content de trouver toute véritédans votre théologie, vous voulez encore n’en rencontreraucune dans les ouvrages de tant de beaux géniesqui pensèrent autrement que vous.
— Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliquaLonguemare. Je crois, au contraire, que rien nesaurait être tout à fait faux dans la pensée d’unhomme. Les athées occupent le plus bas échelon de laconnaissance; à ce degré encore, il reste des lueursde raison et des éclairs de vérité, et, alorsmême que les ténèbres le noient, l’homme dresse unfront où Dieu mit l’intelligence: c’est le sortde Lucifer.
— Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des théologiens un atome de bon sens.
Il se défendait toutefois de vouloir attaquer lareligion, qu’il estimait nécessaire aux peuples:il eût souhaité seulement qu’elle eût pour ministresdes philosophes et non des controversistes. Ildéplorait que les jacobins voulussent la remplacerpar une religion plus jeune et plusmaligne, par la religion de la liberté, de l’égalité,de la république, de la patrie. Il avait remarquéque c’est dans la vigueur de leur jeune âge que lesreligions sont le plus furieuses et le plus cruelles,et qu’elles s’apaisent en vieillissant. Aussi,souhaitait-il qu’on gardât le catholicisme, qui avaitbeaucoup dévoré de victimes au temps de sa vigueur,et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans,d’appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinqrôtis d’hérétiques en cent ans.
— Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujoursbien accommodé des théophages et des christicoles.J’avais un aumônier aux Ilettes: chaque dimanche,on y disait la messe; tous mes invités y assistaient.Les philosophes y étaient les plus recueilliset les filles d’Opéra les plus ferventes. J’étaisheureux alors et comptais de nombreux amis.
— Des amis, s’écria le Père Longuemare, des amis!…Ah! monsieur, croyez-vous qu’ils vous aimaient,tous ces philosophes et toutes ces courtisanes,qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieului-même aurait peine à y reconnaître un des templesqu’il a édifiés pour sa gloire?
Le Père Longuemare continua d’habiter huit jourschez le publicain sans y être inquiété. Il suivait,autant qu’il pouvait, la règle de sa communauté et selevait de sa paillasse pour réciter, agenouillé surle carreau, les offices de nuit. Bien qu’ilsn’eussent tous deux à manger que de misérablesrogatons, il observait le jeûne et l’abstinence.Témoin affligé et souriant de ces austérités, lephilosophe lui demanda, un jour:
— Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelqueplaisir à vous voir endurer ainsi le froid et lafaim?
— Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donnél’exemple de la souffrance.
Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeaitdans le grenier du philosophe, celui-ci sortit entrechien et loup pour porter ses pantins à Joly,marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs.Il revenait heureux de les avoir tous vendus, lorsque,sur la ci-devant place du Carrousel, une fille enpelisse de satin bleu bordée d’hermine, qui couraiten boitant, se jeta dans ses bras et le tintembrassé à la façon des suppliantes de tous lestemps.
Elle tremblait; on entendait les battementsprécipités de son cœur. Admirant comme elle semontrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux,vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselleRaucourt ne l’eût pas vue sans profit.
Elle parlait d’une voix haletante, dont elle baissaitle ton de peur d’être entendue des passants:
— Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!…Ils sont dans ma chambre, rue Fromenteau. Pendantqu’ils montaient, je me suis réfugiée chez Flora,ma voisine, et j’ai sauté par la fenêtre dans la rue,de sorte que je me suis foulé le pied… ils viennent;ils veulent me mettre en prison et me faire mourir…La semaine dernière, ils ont fait mourir Virginie.
Brotteaux comprenait bien qu’elle parlait desdélégués du Comité révolutionnaire de la section oudes commissaires du Comité de sûreté générale. LaCommune avait alors un procureur vertueux, le citoyenChaumette, quipoursuivait les filles de joie comme les plusfunestes ennemies de la République. Il voulaitrégénérer les mœurs. À vrai dire, les demoisellesdu Palais-Égalité étaient peu patriotes. Ellesregrettaient l’ancien état et ne s’en cachaientpas toujours. Plusieurs avaient été déjà guillotinéescomme conspiratrices, et leur sort tragique avaitexcité beaucoup d’émulation chez leurs pareilles.
Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante parquelle faute elle s’était attiré un mandat d’arrêt.
Elle jura qu’elle n’en savait rien, qu’elle n’avaitrien fait qu’on pût lui reprocher.
— Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n’espoint suspecte: tu n’as rien à craindre. Va tecoucher, et laisse-moi tranquille.
Alors elle avoua tout:— J’ai arraché ma cocarde et j’ai crié: «Vive leroi!»
Il s’engagea sur les quais déserts, avec elle.Serrée à son bras, elle disait:— Ce n’est pas que je l’aime, le roi; vous pensezbien que je ne l’ai jamais connu et peut-êtren’était-il pas un homme très différent des autres.Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruelsenvers les pauvres filles. Ils me tourmentent, mevexent et m’injurient de toutes les manières; ilsveulent m’empêcher de faire mon métier. Je n’en aipas d’autre. Vous pensez bien que si j’en avais unautre, je ne ferais pas celui-là… Qu’est-ce qu’ilsveulent? Ils s’acharnent contre les petits, lesfaibles, le laitier, le charbonnier, le porteurd’eau, la blanchisseuse. Ils ne seront contents quelorsqu’ils auront mis contre eux tout le pauvre monde.
Il la regarda: elle avait l’air d’un enfant. Ellene ressentait plus de peur. Elle souriait presque,légère et boitillante. Il lui demanda son nom. Ellerépondit qu’elle se nommait Athénaïs et avait seizeans.
Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait.Elle ne connaissait personne à Paris; mais elleavait une tante, servante à Palaiseau, qui lagarderait chez elle.
Brotteaux prit sa résolution:
— Viens, mon enfant, lui dit-il.
Et il l’emmena, appuyée à son bras.
Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son bréviaire.
Il lui montra Athénaïs, qu’il tenait par la main:
— Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: «Vive le roi!» La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n’a point de gîte. Permettrez-vous qu’elle passe la nuit ici?
Le Père Longuemare ferma son bréviaire:
— Si je vous comprends bien, dit-il, vous medemandez, monsieur, si cette jeune fille, qui estcomme moi sous le coup d’un mandat d’arrêt, peut, pourson salut temporel, passer la nuit dans la mêmechambre que moi.
— Oui, mon Père.
— De quel droit m’y opposerais-je? Et, pour me croireoffensé de sa présence, suis-je sûr de valoir mieuxqu’elle?
Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuilruiné, assurant qu’il y dormirait bien. Athénaïsse coucha sur le matelas. Brotteaux s’étendit sur la paillasse et souffla la chandelle.
Les heures et les demies sonnaient aux clochers deséglises: il ne dormait point et entendait lessouffles mêlés du religieux et de la fille. La lune,image et témoin de ses anciennes amours, se levaet envoya dans la mansarde un rayon d’argent quiéclaira la chevelure blonde, les cils d’or, lenez fin, la bouche ronde et rouge d’Athénaïs,dormant les poings fermés.
«Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de laRépublique!»
Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Lereligieux était parti. Brotteaux, sous la lucarne,lisant Lucrèce, s’instruisait, aux leçons de lamuse latine, à vivre sans craintes et sans désirs;et toutefois il était dévoré de regrets etd’inquiétudes.
En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeursur sa tête les solives d’un grenier. Puis elle serappela, sourit à son sauveur et tendit vers lui,pour le caresser, ses jolies petites mains sales.
Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt lefauteuil délabré où le religieux avait passé lanuit.
— Il est parti?… Il n’est pas allé me dénoncer,dites?
— Non, mon enfant. On ne saurait trouver plushonnête homme que ce vieux fou.
Athénaïs demanda quelle était la folie de cebonhomme; et, quand Brotteaux lui eut dit que c’étaitla religion, elle lui reprocha gravement de parlerainsi, déclara que les hommes sans religion étaientpis que des bêtes et que, pour elle, elle priaitDieu souvent, espérant qu’il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte miséricorde.
Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à lamain, elle crut que c’était un livre de messe etdit:
— Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vosprières! Dieu vous récompensera de ce que vous avezfait pour moi.
Brotteaux lui ayant dit que ce livre n’était pasun livre de messe, et qu’il avait été écrit avant quel’idée de messe se fût introduite dans le monde,elle pensa que c’était une Clef des Songes, et demanda s’il ne s’y trouvait pas l’explication d’unrêve extraordinaire qu’elle avait fait. Elle ne savaitpas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que cesdeux sortes d’ouvrages.
Brotteaux lui répondit que ce livre n’expliquait quele songe de la vie. La belle enfant, trouvant cetteréponse difficile, renonça à la comprendre et setrempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçaitpour Brotteaux les cuvettes d’argent dont il usaitautrefois. Puis elle arrangea ses cheveux devant lemiroir à barbe de son hôte, avec un soin minutieuxet grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elleprononçait quelques paroles, à longs intervalles.
— Vous, vous avez été riche.
— Qu’est-ce qui te le fait croire?
— Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vousêtes un aristocrate, j’en suis sûre.
Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge enargent dans une chapelle ronde d’ivoire, un morceaude sucre, du fil, des ciseaux, un briquet, deux outrois étuis et, après avoir fait le choix de ce quilui était nécessaire, elle se mit à raccommoder sajupe, qui avait été déchirée en plusieurs endroits.
— Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci àvotre coiffe! lui dit Brotteaux, en lui donnant unecocarde tricolore.
— Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle;mais ce sera pour l’amour de vous et non pourl’amour de la nation.
Quand elle se fut habillée et parée de son mieux,tenant sa jupe à deux mains, elle fit la révérencecomme elle l’avait appris au village et dit àBrotteaux:
— Monsieur, je suis votre très humble servante.
Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutesles manières, mais elle trouvait convenable qu’ilne demandât rien et qu’elle n’offrît rien: il luisemblait que c’était gentil de se quitter de lasorte, et selon les bienséances.
Brotteaux lui mit dans la main quelques assignatspour qu’elle prît le coche de Palaiseau. C’était lamoitié de sa fortune, et, bien qu’il fût connu pourses prodigalités envers les femmes, il n’avaitencore fait avec aucune un si égal partage de sesbiens.
Elle lui demanda son nom.
— Je me nomme Maurice.
Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:
— Adieu, Athénaïs.
Elle l’embrassa.
— Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi,appelez-moi Marthe: c’est le nom de mon baptême,le nom dont on m’appelait au village… Adieu etmerci… Bien votre servante, Monsieur Maurice.
XV
Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; ilfallait juger, juger sans repos ni trêve. Assis contreles murailles tapissées de faisceaux et de bonnetsrouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis,les juges gardaient la gravité, la tranquillitéterrible de leurs prédécesseurs royaux. L’accusateurpublic et ses substituts, épuisés de fatigue, brûlésd’insomnie et d’eau-de-vie, ne secouaient leuraccablement que par un violent effort; et leurmauvaise santé les rendait tragiques. Les jurés,divers d’origine et de caractère, les uns instruits,lesautres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents,hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans ledanger de la patrie et de la République, sentaientou feignaient de sentir les mêmes angoisses, debrûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou depeur, ne formaient qu’un seul être, une seule têtesourde, irritée, une seule âme, une bête mystique,qui, par l’exercice naturel de ses fonctions,produisait abondamment la mort. Bienveillants oucruels par sensibilité, secoués soudain par un brusquemouvement de pitié, ils acquittaient avec des larmesun accusé qu’ils eussent, une heure auparavant,condamné avec des sarcasmes. À mesure qu’ilsavançaient dans leur tâche, ils suivaient plusimpétueusement les impulsions de leur cœur.
Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolenceque leur donnait l’excès du travail, sous lesexcitations du dehors et les ordres du souverain,sous les menaces des sans-culottes et des tricoteusespressés dans les tribunes et dans l’enceinte publique,d’après des témoignages forcenés, sur des réquisitoiresfrénétiques, dans un air empesté, qui appesantissaitles cerveaux, faisait bourdonner les oreilles etbattre les tempes et mettait un voile de sang sur lesyeux. Des bruits vagues couraient dans le publicsur des jurés corrompus par l’or des accusés. Maisà ces rumeurs le jury tout entier répondait par desprotestations indignées et des condamnationsimpitoyables. Enfin, c’étaient des hommes, ni piresni meilleurs que les autres. L’innocence, le plussouvent, est un bonheur et non pas une vertu:quiconque eût accepté de se mettre à leur place eûtagi comme eux et accompli d’une âme médiocreces tâches épouvantables.
Antoinette, tant attendue, vint enfin s’asseoir enrobe noire dans le fauteuil fatal, au milieu d’untel concert de haine que seule la certitude de l’issuequ’aurait le jugement en fit respecter les formes.Aux questions mortelles l’accusée répondit tantôtavec l’instinct de la conservation, tantôt avec sahauteur accoutumée, et, une fois, grâce à l’infamied’un de ses accusateurs, avec la majesté d’une mère.L’outrage et la calomnie seuls étaient permis auxtémoins; la défense fut glacée d’effroi. Le tribunal,se contraignant à juger dans les règles, attendaitque tout cela fût fini pour jeter la tête del’Autrichienne à L’Europe.
Trois jours après l’exécution de Marie-Antoinette,Gamelin fut appelé auprès du citoyen FortunéTrubert, qui agonisait à trente pas du bureaumilitaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit desangles, dans la cellule de quelque Barnabite expulsé.Sa tête livide creusait l’oreiller. Ses yeux, quine voyaient déjà plus, tournèrent leurs prunellesvitreuses du côté d’Évariste; sa main desséchéesaisit la main de l’ami et la pressa avec une forceinattendue. Il avait eu trois vomissements de sangen deux jours. Il essaya de parler; sa voix,d’abord voilée et faible comme un murmure, s’enfla,grossit:
— Wattignies! Wattignies!… Jourdan a forcél’ennemi dans son camp… débloqué Maubeuge… Nousavons repris Marchiennes. Ça ira… ça ira…
Et il sourit.
Ce n’étaient pas des songes de malade; c’était unevue claire de la réalité, qui illuminait alors cecerveau surlequel descendaient les ténèbres éternelles. Désormaisl’invasion semblait arrêtée: les généraux, terrorisés,s’apercevaient qu’ils n’avaient pas mieux à faire quede vaincre. Ce que les enrôlements volontairesn’avaient point apporté, une armée nombreuse etdisciplinée, la réquisition le donnait. Encore uneffort, et la République serait sauvée.
Après une demi-heure d’anéantissement, le visagede Fortuné Trubert, creusé par la mort, se ranima,ses mains se soulevèrent.
Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu’ily eût dans la chambre, un petit secrétaire de noyer.
Et de sa voix haletante et faible, que conduisitun esprit lucide:
— Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes:trois cent vingt livres dont tu trouveras lecompte… dans ce cahier rouge… Adieu, Gamelin.Ne t’endors pas. Veille à la défense de laRépublique. Ça ira.
L’ombre de la nuit descendait dans la cellule. Onentendit le mourant pousser un souffle embarrassé, etses mains qui grattaient le drap.
À minuit, il prononça des mots sans suite:
— Encore du salpêtre… Faites livrer les fusils…La santé? très bonne… Descendez ces cloches…
Il expira à cinq heures du matin.
Par ordre de la section, son corps fut exposé dans lanef de la ci-devant église des Barnabites, au piedde l’autel de la Patrie, sur un lit de camp, lecorps recouvert d’un drapeau tricolore et le frontceint d’une couronne de chêne.
Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palmeà la main, douze jeunes filles, traînant de longsvoiles et portant des fleurs, entouraient le litfunèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaientchacun une torche renversée. Évariste reconnut enl’un d’eux la fille de sa concierge, Joséphine, qui,par sa gravité enfantine et sa beauté charmante, luirappela ces génies de l’amour et de la mort, queles Romains sculptaient sur leurs sarcophages.
Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Artsaux chants de la Marseillaise et du Ça ira.
En mettant le baiser d’adieu sur le front de FortunéTrubert, Évariste pleura. Il pleura sur lui-même,enviant celui qui se reposait, sa tâche accomplie.
Rentré chez lui, il reçut l’avis qu’il était nommémembre du conseil général de la Commune. Candidatdepuis quatre mois, il avait été élu sans concurrent,après plusieurs scrutins, par une trentaine desuffrages. On ne votait plus: les sections étaientdésertes; riches et pauvres ne cherchaient qu’àse soustraire aux charges publiques. Les plusgrands événements n’excitaient plus ni enthousiasmeni curiosité; on ne lisait plus les journaux,Évariste doutait si, sur les sept cent mille habitantsde la capitale, trois ou quatre mille seulementavaient encore l’âme républicaine.
Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.
Innocents ou coupables des malheurs et des crimesde la République, vains, imprudents, ambitieux etlégers, à la fois modérés et violents, faibles dansla terreur comme dans la clémence, prompts àdéclarer la guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l’exemple qu’ilsavaient donné, ils n’étaient pas moins la jeunesseéclatante de la Révolution; ils en avaient été lecharme et la gloire. Ce juge qui va les interrogeravec une partialité savante; ce blême accusateur,qui, là, devant sa petite table, prépare leur mortet leur déshonneur; ces jurés, qui voudronttout à l’heure étouffer leur défense; ce publicdes tribunes, qui les couvre d’invectives et de huées,juge, jurés, peuple, ont naguère applaudi leuréloquence, célébré leurs talents, leurs vertus.Mais ils ne se souviennent plus.
Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud,son oracle de Brissot. Il ne se rappelait plus,et, s’il restait dans sa mémoire quelque vestigede son antique admiration, c’était pour concevoirque ces monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.
En rentrant, après l’audience dans sa maison,Gamelin entendit des cris déchirants. C’était lapetite Joséphine que sa mère fouettait pour avoirjoué sur la place avec des polissons et sali la bellerobe blanche qu’on lui avait mise pour la pompefunèbre du citoyen Trubert.
XVI
Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jourà la patrie des victimes illustres ou obscures,Évariste eut un procès à lui; d’un accusé il fitson accusé.
Depuis qu’il siégeait au Tribunal, il épiait avidement,dans la foule des prévenus qui passaient sous sesyeux, le séducteur d’Élodie, dont il s’était fait,dans son imagination laborieuse, une idée dontquelques traits étaient précis. Il le concevait jeune,beau, insolent, et se faisait une certitude qu’ilavait émigré en Angleterre. Il crut le découvriren un jeune émigré nommé Maubel, qui, deretour en France et dénoncé par son hôte, avait étéarrêté dans une auberge de Passy et dont le parquetde Fouquier-Tinville instruisait l’affaire avecmille autres. On avait saisi sur lui des lettres quel’accusation considérait comme les preuves d’uncomplot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, maisqui n’étaient en fait que des lettres écrites àl’émigré par des banquiers de Londres chez qui ilavait déposé des fonds. Maubel, qui était jeune etbeau, paraissait surtout occupé de galanteries.On trouvait dans son carnet trace de relations avecl’Espagne, alors en guerre avec la France; ceslettres, à la vérité, étaient d’ordre intime, et,si le parquet ne rendit pas une ordonnance denon-lieu, ce fut en vertu de ce principe que la justicene doit jamais se hâter de relâcher un prisonnier.
Gamelin eut communication du premier interrogatoiresubi par Maubel en chambre du conseil et il futfrappé du caractère du jeune ci-devant, qu’il sefigurait conforme à celui qu’il attribuait à l’hommequi avait abusé de la confiance d’Élodie. Dès lors,enfermé pendant de longues heures dans le cabinetdu greffier, il étudia le dossier avec ardeur. Sessoupçons s’accrurent étrangement quand il trouva dansun calepin déjà ancien de l’émigré l’adresse del’Amour peintre, jointe, il est vrai, à celledu Singe Vert, du Portrait de la ci-devantDauphine et de plusieurs autres magasinsd’estampes et de tableaux. Mais, quand il eut apprisqu’on avait recueilli dans ce même calepin quelquespétales d’un œillet rouge, recouverts avec soind’un papier de soie, songeant que l’œillet rougeétait la fleur préférée d’Élodie qui la cultivaitsur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, ladonnait(il le savait) en témoignage d’amour, Évaristene douta plus.
Alors, s’étant fait une certitude, il résolutd’interroger Élodie, en lui cachant toutefois lescirconstances qui lui avaient fait découvrir lecriminel.
Comme il montait l’escalier de sa maison, il sentitdès les paliers inférieurs une entêtante odeurde fruit et trouva dans l’atelier Élodie, qui aidaitla citoyenne Gamelin à faire de la confiture decoings. Tandis que la vieille ménagère, allumant lefourneau, méditait en son esprit les moyens d’épargnerle charbon et la cassonade sans nuire à la qualitéde la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaisede paille, ceinte d’un tablier de toile bise, desfruits d’or plein son giron, pelait les coings et lesjetait par quartiers dans une bassine de cuivre.Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière,ses mèches noires se tordaient sur son front moite;il émanait d’elle un charme domestique et une grâcefamilière qui inspiraient les douces pensées et latranquille volupté.
Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regardd’or fondu et dit:
— Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vousmangerez, tout l’hiver, d’une délicieuse gelée decoings qui vous affermira l’estomac et vous rendrale cœur gai.
Mais Gamelin, s’approchant d’elle, lui prononça cenom à l’oreille:
— Jacques Maubel…
À ce moment, le savetier Combalot vint montrer sonnez rouge par la porte entre-bâillée. Il apportait,avec dessouliers, auxquels il avait remis des talons, la notede ses ressemelages.
De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisaitusage du nouveau calendrier. La citoyenne Gamelin,qui aimait à voir clair dans ses comptes, se perdaitdans les fructidor et les vendémiaire.
Elle soupira:
— Jésus! ils veulent tout changer, les jours, lesmois, les saisons, le soleil et la lune! SeigneurDieu, Monsieur Combalot, qu’est-ce que c’estque cette paire de galoches du 8 vendémiaire?
— Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrierpour vous rendre compte.
Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournantaussitôt:
— Il n’a pas l’air chrétien! fit-elle, épouvantée.
— Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier,mais nous n’avons plus que trois dimanches au lieu dequatre. Et ce n’est pas tout: il va falloir changernotre manière de compter. Il n’y aura plus de liardsni de deniers, tout sera réglé sur l’eau distillée.
À ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvrestremblantes, leva les yeux au plafond et soupira:
— Ils en font trop!
Et, tandis qu’elle se lamentait, semblable aux saintesfemmes des calvaires rustiques, un fumeron, alluméen son absence dans la braise, remplissait l’atelierd’une vapeur infecte, qui, jointe à l’odeur entêtantedes coings rendait l’air irrespirable.
Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, etdemandaqu’on ouvrît la fenêtre. Mais, dès que le citoyensavetier eut pris congé et que la citoyenne Gamelineut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nomà l’oreille de la citoyenne Blaise:
— Jacques Maubel.
Elle le regarda avec un peu de surprise, et, trèstranquillement, sans cesser de couper un coing enquartiers:
— Eh bien?… Jacques Maubel?…
— C’est lui!
— Qui? lui?
— Tu lui as donné un œillet rouge.
Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu’ils’expliquât.
— Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!…
Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup denaturel avoir jamais connu un Jacques Maubel.
Et vraiment elle n’en avait jamais connu.
Elle nia avoir jamais donné d’œillets rouges àpersonne qu’à Évariste; mais peut-être, sur cepoint, n’avait-elle pas très bonne mémoire.
Il connaissait mal les femmes, et n’avait pas pénétrébien profondément le caractère d’Élodie; pourtantil la pensait très capable de feindre et de tromperun plus habile que lui.
— Pourquoi nier? dit-il. Je sais.
Elle affirma de nouveau n’avoir connu aucun Maubel.Et, ayant fini de peler ses coings, elle demanda del’eau parce que ses doigts poissaient.
Gamelin lui apporta une cuvette.
Et, en se lavant les mains, elle renouvela sesdénégations.
Il répéta encore qu’il savait, et, cette fois, ellegarda le silence.
Elle ne voyait pas où tendait la question de sonamant et était à mille lieues de soupçonner que ceMaubel, dont elle n’avait jamais entendu parler, dûtcomparaître devant le Tribunal révolutionnaire; ellene comprenait rien aux soupçons dont on l’obsédait,mais elle les savait mal fondés. C’est pourquoi,n’ayant guère d’espoir de les dissiper, elle n’enavait guère envie non plus. Elle cessa de sedéfendre d’avoir connu un Maubel, préférant laisserle jaloux s’égarer sur une fausse piste, quand,d’un moment à l’autre, le moindre incident pouvaitle mettre sur la véritable voie. Son petit clercd’autrefois, devenu un joli dragon patriote, étaitbrouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate.Quand il rencontrait Élodie, dans la rue, il laregardait d’un œil qui semblait dire: «Allons!la belle; je sens bien que je vais vous pardonnerde vous avoir trahie, et que je suis tout près devous rendre mon estime.» Elle ne fit donc plus effortpour guérir ce qu’elle appelait les lubies de sonami; Gamelin garda la conviction que JacquesMaubel était le corrupteur d’Élodie.
Les jours qui suivirent, le Tribunal s’occupa sansrelâche d’anéantir le fédéralisme, qui, comme unehydre, avait menacé de dévorer la liberté. Ce furentdes jours chargés; et les jurés, épuisés defatigue, expédièrent le plus rapidement possible lafemme Roland, inspiratrice ou complice des crimesde la faction brissotine.
Cependant Gamelin passait chaque matin au parquetpour presser l’affaire Maubel. Des pièces importantesétaient à Bordeaux: il obtint qu’un commissaireles irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.
Le substitut de l’accusateur public les lut, fit lagrimace et dit à Évariste:
— Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n’y arien là dedans! Des fadaises!… S’il étaitseulement certain que ce ci-devant comte de Maubela émigré!…
Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut sonacte d’accusation et fut traduit devant le Tribunalrévolutionnaire le 19 brumaire.
Dès l’ouverture de l’audience, le président montrale visage sombre et terrible qu’il avait soin deprendre pour conduire les affaires mal instruites.Le substitut de l’accusateur se caressait le mentondes barbes de sa plume et affectait la sérénitéd’une conscience pure. Le greffier lut l’acted’accusation: on n’en avait pas encore entendu desi creux.
Le président demanda à l’accusé s’il n’avait pas euconnaissance des lois rendues contre les émigrés.
— Je les ai connues et observées, répondit Maubel,et j’ai quitté la France muni de passeports enrègle.
Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de sonretour en France, il s’expliqua d’une manièresatisfaisante. Sa figure était agréable, avec un airde franchise et de fierté qui plaisait. Les femmesdes tribunes le regardaient d’un œil favorable.
L’accusation prétendait qu’il avait fait un séjouren Espagne dans le moment où déjà cette nation étaiten guerre avec la France: il affirma n’avoir pasquitté Bayonne à cette époque. Un point seul restaitobscur. Parmi les papiers qu’il avait jetés dans sacheminée, lors de son arrestation, et dont onn’avait retrouvé que des bribes, on lisait des motsespagnols et le nom de «Nieves».
Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet lesexplications qui lui étaient demandées. Et, quandle président lui dit que l’intérêt de l’accusé étaitde s’expliquer, il répondit qu’on ne doit pastoujours suivre son intérêt.
Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d’uncrime: par trois fois il pressa le président dedemander à l’accusé s’il pouvait s’expliquer sur l’œillet dont il gardait si précieusement dans sonportefeuille les pétales desséchés.
Maubel répondit qu’il ne se croyait pas obligé derépondre à une question qui n’intéressait pas lajustice, puisqu’on n’avait pas trouvé de billetcaché dans cette fleur.
Le jury se retira dans la salle des délibérations,favorablement prévenu en faveur de ce jeune hommedont l’affaire obscure, semblait surtout cacherdes mystères amoureux. Cette fois, les bons, lespurs eux-mêmes eussent volontiers acquitté. L’und’eux, un ci-devant, qui avait donné des gages à laRévolution, dit:
— Est-ce sa naissance qu’on lui reproche? Moi aussi,j’ai eu le malheur de naître dans l’aristocratie.
— Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et ily est resté.
Et il parla avec une telle véhémence contre ceconspirateur, cet émissaire de Pitt, ce complicede Cobourg, qui était allé par delà les monts etpar delà les mers susciterdes ennemis à la liberté, il demanda si ardemmentla condamnation du traître, qu’il réveilla l’humeurtoujours inquiète, la vieille sévérité des juréspatriotes.
L’un d’eux, cyniquement, lui dit:
— Il est des services qu’on ne peut se refuser entrecollègues.
Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.
Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillitésouriante. Ses regards, qu’il promenait paisiblementsur la salle, exprimèrent, en rencontrant le visagede Gamelin, un indicible mépris.
Personne n’applaudit la sentence.
Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie,écrivit une lettre en attendant l’exécution qui devaitse faire le soir même, aux flambeaux:
Ma chère sœur, le tribunal m’envoie à l’échafaud, me donnant la seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves adorée. Ils m’ont pris le seul bien qui me restait d’elle, une fleur de grenadier, qu’ils appelaient, je ne sais pourquoi, un œillet.
J’aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j’ai recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en lieu sûr et qu’on te remettra dès qu’il sera possible. Je te prie, chère sœur, de les garder en mémoire de moi.
Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans lalettre, qu’il plia, et écrivit la suscription: À la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel.
La Réole.
Il donna tout ce qu’il avait d’argent sur lui au porte-clefs, en le priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et but à petits coups en attendant la charrette…
Après souper, Gamelin courut à l’Amour peintreet bondit dans la chambre bleue où chaque nuit l’attendait Élodie.
— Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n’est plus. La charrette qui le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de flambeaux.
Elle comprit:
— Misérable! C’est toi qui l’as tué, et ce n’était pas mon amant. Je ne le connaissais pas… je ne l’ai jamais vu… Quel homme était-ce? Il était jeune, aimable,… innocent. Et tu l’as tué, misérable! misérable!
Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se sentait inondée en même temps d’horreur et de volupté. Elle se ranima à demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa dans ses bras à l’étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd,le plus long, le plus douloureux et le plus délicieuxdes baisers.
Elle l’aimait de toute sa chair, et, plus il luiapparaissait terrible, cruel, atroce, plus elle levoyait couvert du sang de ses victimes, plus elleavait faim et soif de lui.
XVII
Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un cielvif et rose, qui fondait les glaces de la nuit, lescitoyens Guénot et Delourmel, délégués du Comitéde sûreté générale, se rendirent aux Barnabites etse firent conduire au Comité de surveillance de lasection, dans la salle capitulaire, où se trouvaitpour lors le citoyen Beauvisage, qui fourrait desbûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent pointd’abord, à cause de sa stature brève et ramassée.
De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisagepria les délégués de s’asseoir et se mit tout àleur service.
Guénot lui demanda s’il connaissait un ci-devant devant desIlettes, demeurant près du Pont-Neuf.
— C’est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargéd’arrêter.
Et il exhiba l’ordre du Comité de sûreté générale.
Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans samémoire, répondit qu’il ne connaissait pointd’individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsidésigné pouvait ne point habiter la section,certaines parties du Muséum, de l’Unité, deMarat-et-Marseille se trouvant aussi à proximitédu Pont-Neuf; que, s’il habitait la section, cedevait être sous un nom autre que celui que portaitl’ordre du Comité; que néanmoins on ne tarderait pasà le découvrir.
— Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il futsignalé à notre vigilance par une lettre d’une de sescomplices qui a été interceptée et remise au Comité,il y a déjà quinze jours, et dont le citoyenLacroix a pris connaissance hier soir seulement.Nous sommes débordés; les dénonciations nousarrivent de toutes parts, en telle abondance qu’onne sait à qui entendre.
— Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage,affluent aussi au Comité de vigilance de la section.Les uns apportent leurs révélations par civisme;les autres, par l’appât d’un billet de cent sols. Beaucoup d’enfants dénoncent leurs parents, dont ilsconvoitent l’héritage.
— Cette lettre, reprit Guénot, émane d’une ci-devantRochemaure, femme galante, chez qui l’on jouaitle biribi, et porte en suscription le nom d’un citoyenRauline; mais elle est réellement adressée à unémigré au service dePitt. Je l’ai prise sur moi pour vous en communiquerce qui concerne l’individu des Ilettes.
Il tira la lettre de sa poche.
— Elle débute par de longues indications sur lesmembres de la Convention qu’on pourrait, au direde cette femme, gagner par l’offre d’une sommed’argent ou la promesse d’une haute fonction dansun gouvernement nouveau, plus stable que celui-ci.Ensuite se lit ce passage:
Je sors de chez M. Des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf, un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du jugement: c’est pourquoi je vous transmets, monsieur, l’essentiel de sa conversation. Il ne croit pas que l’état de choses actuel durera longtemps. Il n’en prévoit pas la fin dans la victoire de la coalition; et l’événement semble lui donner raison; car vous savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des petites gens et des femmes du peuple, encore profondément attachées à leur religion. Il estime que l’effroi général que cause le tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France entière contre les jacobins. «Ce tribunal, a-t-il dit plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain, ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais, etc…» Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume.
Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les sommes qui me sont dues, c’est-à-dire mille livres sterling, par la voie que vous avez coutume d’employer, mais gardez-vous bien d’écrire à M. Morhardt: il vient d’être arrêté, mis en prison, etc., etc.
— Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles,dit Beauvisage, voilà un indice précieux… bienqu’il y ait beaucoup de petites industries de cegenre dans la section.
— Cela me fait penser, dit Delourmel, que j’ai promisde rapporter une poupée à ma fille Nathalie, lacadette, qui est malade d’une fièvre scarlatine. Lestaches ont paru hier. Cette fièvre n’est pas bienà craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie,très avancée pour son âge, d’une intelligence trèsdéveloppée, est d’une santé délicate.
— Moi, dit Guénot, je n’ai qu’un garçon. Il joueau cerceau avec des cercles de tonneau et fabriquede petites montgolfières en soufflant dans des sacs.
— Bien souvent, fit observer Beauvisage, c’est avecdes objets qui ne sont pas des jouets que les enfantsjouent le mieux. Mon neveu Émile, qui est un bambinde sept ans, très intelligent, s’amuse toute lajournée avec de petits carrés de bois, dont il faitdes constructions… En usez-vous?
Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deuxdélégués.
— Maintenant il faut pincer notre gredin, ditDelourmel, qui portait de longues moustaches etroulait de grands yeux. Je me sens d’appétit, cematin, à manger de la fressure d’aristocrate, arroséed’un verre de vin blanc.
Beauvisage proposa aux délégués d’aller trouverdans sa boutique de la place Dauphine son collègueDupont aîné, qui connaissait sûrement l’individudes Ilettes.
Ils cheminaient dans l’air vif, suivis de quatregrenadiers de la section.
— Avez-vous vu jouer le Jugement dernier des Rois? demanda Delourmel à ses compagnons; la pièce mérited’être vue. L’auteur y montre tous les rois del’Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d’unvolcan qui les engloutit. C’est un ouvrage patriotique.
Demourmel avisa, au coin de la rue du Harlay,une petite voiture, brillante comme une chapelle,que poussait une vieille qui portait par-dessus sacoiffe un chapeau de toile cirée.
— Qu’est-ce que vend cette vieille? demanda-t-il.
La vieille répondit elle-même:
— Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tienschapelets et rosaires, croix, images saint Antoine,saints suaires, mouchoirs de sainte Véronique,Ecce homo, Agnus dei,cors et bagues de saintHubert, et tous objets de dévotion.
— C’est l’arsenal du fanatisme! s’écria Delourmel.
Et il procéda à l’interrogatoire sommaire de lacolporteuse, qui répondait à toutes les questions:
— Mon fils, il y a quarante ans que je vends desobjets de dévotion.
Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant unhabit bleu qui passait, lui enjoignit de conduireà la Conciergerie la vieille femme étonnée.
Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmelque c’eût été plutôt au Comité de surveillanceà arrêter cette marchande et à la conduire à lasection; que d’ailleurs on ne savait plus quelleconduite tenir à l’endroit du ci-devantculte, pour agir selon les vues du gouvernement,et s’il fallait ou tout permettre ou tout interdire.
En approchant de la boutique du menuisier, lesdélégués et le commissaire entendirent des clameursirritées, mêlées aux grincements de la scie et auxronflements du rabot. Une querelle s’était élevéeentre le menuisier Dupont aîné et son voisin leportier Remacle à cause de la citoyenne Remacle,qu’un attrait invincible ramenait sans cesse aufond de la menuiserie d’où elle revenait à la logecouverte de copeaux et de sciure de bois. Le portieroffensé donna un coup de pied à Mouton, le chiendu menuisier, au moment même où sa propre fille, lapetite Joséphine, tenait l’animal tendrementembrassé. Joséphine, indignée, se répandit enimprécations contre son père; le menuisier s’écriad’une voix irritée:
— Misérable! je te défends de battre mon chien.
— Et moi, répliqua le portier en levant son balai,je te défends de…
Il n’acheva pas: la varlope du menuisier lui avaiteffleuré la tête.
Du plus loin qu’il aperçut le citoyen Beauvisageaccompagné des délégués, il courut à lui et lui dit:
— Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélératvient de m’assassiner.
Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge,insigne de ses fonctions, étendit ses longs brasdans une attitude pacificatrice, et, s’adressant auportier et au menuisier:
— Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiqueraoù se trouve un suspect, recherché par le Comitéde sûreté générale, le ci-devant des Ilettes,fabricant de polichinelles.
Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrentensemble le logis de Brotteaux, ne se disputant plusque pour l’assignat de cent sols promis au délateur.
Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatregrenadiers, du portier Remacle, du menuisierDupont, et d’une douzaine de petits polissons duquartier, enfilèrent l’escalier ébranlé sur leurspas, puis montèrent par l’échelle de meunier.
Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantinstandis que le Père Longuemare, en face de lui,assemblait par des fils leurs membres épars, et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigtsle rythme et l’harmonie.
Au bruit des crosses sur le palier, le religieuxtressaillit de tous ses membres, non qu’il eût moinsde courage que Brotteaux qui demeurait impassible,mais le respect humain ne l’avait pas habitué à secomposer un maintien. Brotteaux, aux questions ducitoyen Delourmel, comprit d’où venait le coup ets’aperçut un peu tard qu’on a tort de se confieraux femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire,il prit son Lucrèce et ses trois chemises.
— Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare,est un aide que j’ai pris pour fabriquer mes pantins.Il est domicilié ici.
Mais le religieux, n’ayant pu présenter un certificatde civisme, fut mis avec Brotteaux en étatd’arrestation.
Quand le cortège passa devant la loge du concierge,la citoyenne Remacle, appuyée sur son balai, regardason locataire de l’air de la vertu qui voit le crimeaux mains de la loi. La petite Joséphine, dédaigneuseet belle, retint par son collier Mouton, qui voulaitcaresser l’ami qui luiavait donné du sucre. Une foule de curieux emplissaitla place de Thionville.
Brotteaux, au pied de l’escalier, se rencontra avecune jeune paysanne qui se disposait à monter lesdegrés. Elle portait sous son bras un panier pleind’œufs et tenait à la main une galette enveloppéedans un linge. C’était Athénaïs, qui venait dePalaiseau présenter à son sauveur un témoignage desa reconnaissance. Quand elle s’aperçut que desmagistrats et quatre grenadiers emmenaient «monsieurMaurice», elle demeura stupide, demanda si c’étaitvrai, s’approcha du commissaire, et lui ditdoucement:
— Vous ne l’emmenez pas? Ce n’est pas possible…Mais vous ne le connaissez pas! Il est bon comme lebon Dieu.
Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe auxgrenadiers d’avancer. Alors Athénaïs vomit les plussales injures, les invectives les plus obscènes surles magistrats et les grenadiers, qui croyaientsentir se vider sur leurs têtes toutes les cuvettesdu Palais-Royal et de la rue Fromenteau. Puis, d’unevoix qui remplit la place de Thionville tout entièreet fit frémir la foule des curieux, elle cria:
— Vive le roi! Vive le roi!
XVIII
La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, etle tenait pour l’homme tout ensemble le plus aimableet le plus considérable qu’elle eût jamais approché.Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l’avaitarrêté, parce qu’elle eût craint de braver lesautorités et que dans son humble condition elleregardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle enavait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.
Elle ne pouvait manger et déplorait qu’elle eûtperdu l’appétit au moment où elle avait enfin de quoile satisfaire.Elle admirait encore son fils; mais elle n’osaitplus penser aux épouvantables tâches qu’ilaccomplissait et se félicitait de n’être qu’unefemme ignorante pour n’avoir pas à le juger.
La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet aufond d’une malle; elle ne savait pas bien s’enservir, mais elle en occupait ses doigts tremblants.Après avoir vécu jusqu’à la vieillesse sans pratiquersa religion, elle devenait pieuse: elle priaitDieu, toute la journée, au coin du feu, pour lesalut de son enfant et de ce bon monsieur Brotteaux.Souvent Élodie l’allait voir: elles n’osaientse regarder et, l’une près de l’autre, parlaient auhasard de choses sans intérêt.
Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait àgros flocons obscurcissait le ciel et étouffait tousles bruits de la ville, la citoyenne Gamelin,qui était seule au logis, entendit frapper à laporte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois lemoindre bruit la faisait frissonner. Elle ouvrit laporte. Un jeune homme de dix-huit ou vingt ans entra,son chapeau sur la tête. Il était vêtu d’un carrickvert bouteille, dont les trois collets lui couvraientla poitrine et la taille. Il portait des bottes àrevers de façon anglaise. Ses cheveux châtainstombaient en boucles sur ses épaules. Il s’avançaau milieu de l’atelier, comme pour recevoir toutce que le vitrage envoyait de lumière à travers laneige, et demeura quelques instants immobile etsilencieux.
Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardaitinterdite:
— Tu ne reconnais pas ta fille?…
La vieille dame joignit les mains:
— Julie!… C’est toi… Est-il Dieu possible!…
— Mais oui, c’est moi! Embrasse-moi, maman.
La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans sesbras et mit une larme sur le collet du carrick. Puiselle reprit avec un accent d’inquiétude:
— Toi, à Paris!…
— Ah! maman, que n’y suis-je venue seule!… Moi,on ne me reconnaîtra pas dans cet habit.
En effet, le carrick dissimulait ses formes et ellene paraissait pas différente de beaucoup de trèsjeunes hommes qui, comme elle, portaient les cheveuxlongs, partagés en deux masses. Les traits de sonvisage, fins et charmants, mais hâlés, creusés parla fatigue, endurcis par les soucis, avaient uneexpression audacieuse et mâle. Elle était mince, avaitles jambes longues et droites, ses gestes étaientaisés; seule sa voix claire eût pu la trahir.
Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle réponditqu’elle mangerait volontiers, et, quand on lui eutservi du pain, du vin et du jambon, elle se mit àmanger, un coude sur la table, belle et gloutonnecomme Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.
Puis, le verre encore sur ses lèvres:
— Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suisvenue lui parler.
La bonne mère regarda sa fille avec embarras et nerépondit rien.
— Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté cematin et conduit au Luxembourg.
Elle donnait ce nom de «mari» à Fortuné deChassagne, ci-devant noble et officier dans lerégiment de Bouillé. Il l’avait aimée quand elleétait ouvrière de modes rue des Lombards, enlevéeet emmenée en Angleterre, où il avait émigré aprèsle 10 août. C’était son amant; mais elle trouvaitplus décent de le nommer son époux, devant sa mère.Et elle se disait que la misère les avait bienmariés et que c’était un sacrement que le malheur.
Ils avaient plus d’une fois passé la nuit tous deuxsur un banc, dans les parcs de Londres, et ramassédes morceaux de pain sous les tables des tavernes,à Piccadilly.
Sa mère ne répondait point et la regardait d’un œilmorne.
— Tu ne m’entends donc pas, maman? Le temps presse,il faut que je voie Évariste tout de suite: luiseul peut sauver Fortuné.
— Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu neparles pas à ton frère.
— Comment? que dis-tu, ma mère?
— Je dis qu’il vaut mieux que tu ne parles pas à tonfrère de monsieur de Chassagne.
— Maman, il le faut bien, pourtant!
— Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieurde Chassagne de t’avoir enlevée. Tu sais avecquelle colère il parlait de lui, quels noms il luidonnait.
— Oui, il l’appelait corrupteur, fit Julie avec unpetit rire sifflant, en haussant les épaules.
— Mon enfant, il était mortellement offensé. Évaristea pris sur lui de ne plus parler de monsieur deChassagne. Et voilà deux ans qu’il n’a soufflé motde lui ni detoi. Mais ses sentiments n’ont pas changé; tu leconnais: il ne vous pardonne pas.
— Mais, maman, puisque Fortuné m’a épousée… àLondres…
La pauvre mère leva les yeux et les bras:
— Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, unémigré, pour qu’Évariste le traite comme un ennemi.
— Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je luidemande de faire auprès de l’accusateur public et duComité de sûreté générale les démarches nécessairespour sauver Fortuné, il n’y consentira pas?…Mais, maman, ce serait un monstre, s’il refusait!
— Mon enfant, ton frère est un honnête homme et unbon fils. Mais ne lui demande pas, oh! ne luidemande pas de s’intéresser à monsieur de Chassagne…Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point sespensées et, sans doute, je ne serais pas capable deles comprendre… mais il est juge; il a desprincipes; il agit d’après sa conscience. Ne luidemande rien, Julie.
— Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu’ilest froid, insensible, que c’est un méchant, qu’iln’a que de l’ambition, de la vanité. Et tu l’astoujours préféré à moi. Quand nous vivions tous lestrois ensemble, tu me le proposais pour modèle.Sa démarche compassée et sa parole grave t’imposaient:tu lui découvrais toutes les vertus. Et moi, tu medésapprouvais toujours, tu m’attribuais tous les vices,parce que j’étais franche, et que je grimpais aux arbres.Tu n’as jamais pu me souffrir. Tu n’aimais que lui.Tiens! je le hais, ton Évariste: c’est unhypocrite.
— Tais-toi, Julie: j’ai été une bonne mère pourtoi comme pour lui. Je t’ai fait apprendre un état.Il n’a pas dépendu de moi que tu ne restes unehonnête fille et que tu ne te maries selon tacondition. Je t’ai aimée tendrement et je t’aimeencore. Je te pardonne et je t’aime. Mais ne dis pasde mal d’Évariste. C’est un bon fils. Il atoujours eu soin de moi. Quand tu m’as quittée,mon enfant, quand tu as abandonné ton état, tonmagasin, pour aller vivre avec monsieur deChassagne, que serais-je devenue sans lui? Je seraismorte de misère et de faim.
— Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que noust’aurions entourée de soins, Fortuné et moi, situ ne t’étais pas détournée de nous, excitée parÉvariste. Laisse-moi tranquille! Il est incapabled’une bonne action; c’est pour me rendre odieuseà tes yeux qu’il a affecté de prendre soin de toi.Lui! t’aimer?… Est-ce qu’il est capable d’aimerquelqu’un? Il n’a ni cœur ni esprit. Il n’a aucuntalent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plustendre que la sienne.
Elle promena ses regards sur les toiles de l’atelier,qu’elle retrouvait telles qu’elle les avait quittées.
— La voilà, son âme! il l’a mise sur ses toiles,froide et sombre. Son Oreste, son Oreste, l’œilbête, la bouche mauvaise et qui a l’air d’un empalé,c’est lui tout entier… Enfin, maman, tu necomprends donc rien? Je ne peux pas laisser Fortunéen prison. Tu les connais, les jacobins, lespatriotes, toute la séquelle d’Évariste. Ils leferont mourir. Maman, ma chère maman, ma petitemaman, je ne veux pas qu’on me le tue. Je l’aime!je l’aime! Il a été si bon pour moi, et nous avonsété si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c’estun habit à lui. Je n’avais plus de chemise. Un amide Fortuné m’a prêté une veste et j’ai été chez un garçonlimonadier à Douvres, pendant qu’il travaillait chezun coiffeur. Nous savions bien que, revenir enFrance, c’était risquer notre vie; mais on nousa demandé si nous voulions aller à Paris, pour yaccomplir une mission importante… Nous avonsconsenti; nous aurions accepté une mission pour lediable. On nous a payé notre voyage et donné unelettre de change pour un banquier de Paris. Nousavons trouvé les bureaux fermés: ce banquier esten prison et va être guillotiné. Nous n’avions pasun rouge liard. Toutes les personnes à qui nousétions affiliés et à qui nous pouvions nous adressersont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte oùfrapper. Nous couchions dans une écurie de la ruede la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, quiy dormait sur la paille avec nous, prêta à mon amantune de ses boîtes, une brosse et un pot de cirageaux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinzejours, a gagné sa vie et la mienne à cirer dessouliers sur la place de Grève. Mais lundi un membrede la Commune mit le pied sur la boîte et lui fitcirer ses bottes. C’est un ancien boucher à quiFortuné a donné autrefois un coup de pied dans lederrière pour avoir vendu de la viande à faux poids.Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deuxsous, le coquin le reconnut, l’appela aristocrateet le menaça de le faire arrêter. La foule s’amassa;elle se composait de braves gens et de quelquesscélérats qui criaient: «À mort l’émigré!» etappelaient les gendarmes.
À ce moment, j’apportais la soupe à Fortuné.Je l’ai vu conduire à la section, et enfermer dansl’église Saint-Jean. J’ai voulu l’embrasser: onme repoussa. J’ai passé la nuit comme un chien sur unemarche de l’église… On l’a conduit, ce matin…
Julie ne put achever; les sanglots l’étouffaient.
Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit àgenoux aux pieds de sa mère:
— On l’a conduit, ce matin, dans la prison duLuxembourg. Maman, maman, aide-moi à le sauver; aiepitié de ta fille!
Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pourse mieux faire reconnaître amante et fille, découvritsa poitrine; et, prenant les mains de sa mère, elleles pressa sur ses seins palpitants.
— Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie! soupira laveuve Gamelin.
Et elle colla son visage humide de larmes sur lesjoues de la jeune femme.
Durant quelques instants, elles gardèrent le silence.La pauvre mère cherchait dans son esprit le moyend’aider sa fille et Julie épiait le regard de cesyeux noyés de pleurs.
«Peut-être, songeait la mère d’Évariste, peut-être,si je lui parle, se laissera-t-il fléchir. Il estbon, il est tendre. Si la politique ne l’avait pasendurci, s’il n’avait pas subi l’influence desjacobins, il n’aurait point eu de ces sévéritésqui m’effraient, parce que je ne les comprendspas.»
Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:
— Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je lepréparerai à te voir, à t’entendre. Ta vue pourraitl’irriter et je craindrais le premier mouvement…Et puis, je le connais: cet habit le choquerait;il est sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, auxconvenances. Moi-même, j’ai été un peu surprisede voir ma Julie en garçon.
— Ah! maman, l’émigration et les affreux désordresdu royaume ont rendu ces travestissements biencommuns. On les prend pour exercer un métier, pourn’être point reconnu, pour faire concorder unpasseport ou un certificat emprunté. J’ai vu àLondres le petit Girey habillé en fille et quiavait l’air d’une très jolie fille; et tu conviendras,maman, que ce travestissement est plus scabreux quele mien.
— Ma pauvre enfant, tu n’as pas besoin de te justifierà mes yeux, ni de cela ni d’autre chose. Je suista mère: tu seras toujours innocente pour moi.Je parlerai à Évariste, je dirai…
Elle s’interrompit. Elle sentait ce qu’était son fils;elle le sentait, mais elle ne voulait pas le croire,elle ne voulait pas le savoir.
— Il est bon. Il fera pour moi… pour toi ce que jelui demanderai.
Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent.Julie s’endormit la tête sur les genoux où elleavait reposé enfant. Cependant, son chapelet à lamain, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu’ellesentait venir silencieusement, dans le calme de cejour de neige où tout se taisait, les pas, lesroues, le ciel.
Tout à coup, avec une finesse d’ouïe que l’inquiétudeavait aiguisée, elle entendit son fils qui montaitl’escalier.
— Évariste!… dit-elle. Cache-toi.
Et elle poussa sa fille dans sa chambre.
— Comment allez-vous aujourd’hui, ma bonne mère?
Évariste accrocha son chapeau au portemanteau,changea son habit bleu contre une veste de travailet s’assit devant son chevalet. Depuis quelquesjours il esquissait au fusain une Victoire déposantune couronne sur le front d’un soldat mort pour lapatrie. Il eût traité ce sujet avec enthousiasme,mais le Tribunal dévorait toutes ses journées,prenait toute son âme, et sa main déshabituée dudessin se faisait lourde et paresseuse.
Il fredonna le Ça ira.
— Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin;tu as le cœur gai.
— Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a debonnes nouvelles. La Vendée est écrasée, lesAutrichiens défaits; l’armée du Rhin a forcé leslignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour estproche où la République triomphante montrera saclémence. Pourquoi faut-il que l’audace desconspirateurs grandisse à mesure que la Républiquecroît en force et que les traîtres s’étudient àfrapper dans l’ombre la patrie, alors qu’elle foudroieles ennemis qui l’attaquent à découvert?
La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observaitson fils par-dessus ses lunettes.
— Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer lesdix livres que tu lui devais: je les lui ai remises.La petite Joséphine a eu mal au ventre pour avoirmangé trop de confitures, que le menuisier lui avaitdonnées. Jelui ai fait de la tisane… Desmahis est venu tevoir; il a regretté de ne pas te trouver. Ilvoudrait graver un sujet de ta composition. Il tetrouve un grand talent. Ce brave garçon a regardétes esquisses et les a admirées.
— Quand la paix sera rétablie et la conspirationétouffée, dit le peintre, je reprendrai mon Oreste.Je n’ai pas l’habitude de me flatter; mais il y alà une tête digne de David.
Il traça d’une ligne majestueuse le bras de saVictoire.
— Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plusbeau que ses bras eux-mêmes fussent des palmes.
— Évariste!
— Maman?…
— J’ai reçu des nouvelles… devine de qui…
— Je ne sais pas…
— De Julie… de ta sœur… Elle n’est pas heureuse.
— Ce serait un scandale qu’elle le fût.
— Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sœur.Julie n’est pas mauvaise; elle a de bons sentiments,que le malheur a nourris. Elle t’aime. Je puist’assurer, Évariste, qu’elle aspire à une vielaborieuse, exemplaire, et ne songe qu’à serapprocher des siens. Rien n’empêche que tu larevoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.
— Elle nous a écrit?
— Non.
— Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?
— Ce n’est pas par une lettre, mon enfant; c’est…
Il se leva et l’interrompit d’une voix terrible:
— Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu’ils sonttous deux rentrés en France… puisqu’ils doiventpérir,que du moins ce ne soit pas par moi. Pour eux, pourvous, pour moi, faites que j’ignore qu’ils sont àParis.. Ne me forcez pas à le savoir; sansquoi…
— Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tuoserais?…
— Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœurJulie est dans cette chambre… (et il montra dudoigt la porte close), j’irais tout de suite ladénoncer au Comité de vigilance de la section.
La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissatomber son tricot de ses mains tremblantes etsoupira, d’une voix plus faible que le plus faiblemurmure:
«Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien:c’est un monstre…»
Aussi pâle qu’elle, l’écume aux lèvres, Évaristes’enfuit et courut chercher auprès d’Élodie l’oubli,le sommeil, l’avant-goût délicieux du néant.
XIX
Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïsétaient interrogés à la section, Brotteaux futconduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où leportier refusa de le recevoir, alléguant qu’iln’avait plus de place. Le vieux traitant fut menéensuite à la Conciergerie et introduit au greffe,pièce assez petite, partagée en deux par une cloisonvitrée. Pendant que le greffier inscrivait son nomsur les registres d’écrou, Brotteaux vit àtravers les carreaux deux hommes qui, chacun sur unmauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et,l’œil fixe,semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteillesdes restes de pain et de viande couvraient le solautour d’eux. C’étaient des condamnés à mort qui attendaient la charrette.
Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans uncachot où, à la lueur d’une lanterne, il entrevitdeux figures étendues, l’une farouche, mutilée,hideuse, l’autre gracieuse et douce. Ces deuxprisonniers lui offrirent un peu de leur paillepourrie et pleine de vermine, pour qu’il ne couchâtpas sur la terre souillée d’excréments. Brotteauxse laissa choir sur un banc, dans l’ombre puante,et demeura la tête contre le mur, muet, immobile.Sa douleur était telle qu’il se serait brisé la têtecontre le mur, s’il en avait eu la force. Il nepouvait respirer. Ses yeux se voilèrent; un longbruit, tranquille comme le silence, envahit sesoreilles, il sentit tout son être baigner dans unnéant délicieux. Durant une incomparable seconde,tout lui fut harmonie, clarté sereine, parfum,douceur. Puis il cessa d’être.
Quand il revint à lui, la première pensée quis’empara de son esprit fut de regretter sonévanouissement et, philosophe jusque dans la stupeurdu désespoir, il songea qu’il lui avait falludescendre dans un cul de basse-fosse, en attendant laguillotine, pour éprouver la sensation de voluptéla plus vive que ses sens eussent jamais goûtée.Il s’essayait à perdre de nouveau le sentiment, maissans y réussir, et, peu à peu, au contraire, ilsentait l’air infect du cachot apporter à sespoumons, avec la chaleur de la vie, la consciencede son intolérable misère.
Cependant ses deux compagnons tenaient son silencepour une cruelle injure. Brotteaux, qui étaitsociable, essaya de satisfaire leur curiosité; mais,quand ils apprirent qu’il était ce que l’on appelait«un politique», un de ceux dont le crime légerétait de parole ou de pensée, ils n’éprouvèrent pourlui ni estime ni sympathie. Les faits reprochés àces deux prisonniers avaient plus de solidité: leplus vieux était un assassin, l’autre avait fabriquéde faux assignats. Ils s’accommodaient tous deuxde leur état et y trouvaient même quelquessatisfactions. Brotteaux se prit à songer soudainqu’au-dessus de sa tête tout était mouvement, bruit,lumière et vie, et que les jolies marchandes duPalais souriaient derrière leur étalage de parfumerie,de mercerie, au passant heureux et libre, et cetteidée accrut son désespoir.
La nuit vint, inaperçue dans l’ombre et le silencedu cachot, mais lourde pourtant et lugubre. Unejambe étendue sur son banc et le dos contre lamuraille, Brotteaux s’assoupit. Et il se vit assisau pied d’un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux;le soleil couchant couvrait la rivière de flammesliquides et le bord des nuées était teint de pourpre.La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévoraitet il buvait avidement, à même sa cruche, une eauqui augmentait son mal.
Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe,promit à Brotteaux de le mettre à la pistole,moyennant finance, dès qu’il aurait de la place, cequi ne tarderait guère. En effet, le surlendemain,il invita le vieux traitant à sortir de son cachot.À chaque marche qu’il montait, Brotteaux sentaitrentrer en lui la force et la vie, et quand sur lecarreau rouge d’une chambre il vit se dresser un litde sangle recouvert d’une méchante couverture delaine, il pleura de joie. Le lit doré où sebecquetaient des colombes, qu’il avait jadis faitfaire pour la plus jolie des danseuses de l’Opéra, nelui avait pas paru si agréable ni promis de tellesdélices.
Ce lit de sangle était dans une grande salle, assezpropre, qui en contenait dix-sept autres, séparés parde hautes planches. La compagnie qui habitait là,composée d’ex-nobles, de marchands, de banquiers,d’artisans, ne déplut pas au vieux publicain, quis’accommodait de toutes sortes de personnes. Ilobserva que ces hommes, privés comme lui de toutplaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient de la gaîté et un goût vif pour laplaisanterie. Peu disposé à admirer les hommes, ilattribuait la bonne humeur de ses compagnons à lalégèreté de leur esprit, qui les empêchait deconsidérer attentivement leur situation. Et il seconfirmait dans cette idée en observant que les plusintelligents d’entre eux étaient profondément tristes.Il s’aperçut bientôt que, pour la plupart, ilspuisaient dans le vin et l’eau-de-vie une gaîté quiprenait à sa source un caractère violent et parfoisun peu fou. Ils n’avaient pas tous du courage; maistous en montraient. Brotteaux n’en était passurpris: il savait que les hommes avouent volontiersla cruauté, la colère, l’avarice même, mais jamaisla lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chezles sauvages et même dans une société polie, en undanger mortel. C’est pourquoi, songeait-il, tous lespeuples sont des peuples de héros et toutes lesarmées ne sont composées que de braves.
Plus encore que le vin et l’eau-de-vie, le bruit desarmes et des clés, le grincement des serrures,l’appel des sentinelles, le trépignement des citoyensà la porte du Tribunal enivraient les prisonniers,leur inspiraient la mélancolie, le délire ou lafureur. Il y en avait qui se coupaient la gorge avecun rasoir ou se jetaient par une fenêtre.
Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole,quand il apprit, par le porte-clefs, que le pèreLonguemare croupissait sur la paille pourrie, dansla vermine, avec les voleurs et les assassins. Ille fit recevoir à la pistole, dans la chambre qu’ilhabitait et où un lit était devenu vacant. S’étantengagé à payer pour le religieux, le vieux publicain,qui n’avait pas sur lui un grand trésor, s’ingéniaà faire des portraits à un écu l’un. Il se procura,par l’intermédiaire d’un geôlier, de petits cadresnoirs pour y mettre de menus travaux en cheveux qu’ilexécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furenttrès recherchés dans une réunion d’hommes quisongeaient à laisser des souvenirs.
Le père Longuemare tenait haut son cœur et sonesprit. En attendant d’être traduit devant leTribunal révolutionnaire, il préparait sa défense.Ne séparant point sa cause de celle de l’Église, il sepromettait d’exposer à ses juges les désordres et lesscandales causés à l’Épouse de Jésus-Christ parla constitution civile du clergé; il entreprenaitde peindre la fille aînée de l’Église faisant aupape une guerre sacrilège; le clergé françaisdépouillé, violenté, odieusement soumis à des laïques;les réguliers, véritable milice du Christ, spoliéset dispersés. Il citait saint Grégoirele Grand et saint Irénée, produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes entiersdes décrétales.
Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, aupied de son lit, trempant des tronçons de plumesusées jusqu’aux barbes dans l’encre, dans la suie,dans le marc de café, couvrant d’une illisible écriturepapiers à chandelle, papiers d’emballage, journaux,gardes de livres, vieilles lettres, vieilles factures,cartes à jouer, et songeant à y employer sa chemiseaprès l’avoir passée à l’amidon. Il entassait feuillesur feuille, et, montrant l’indéchiffrable barbouillage,il disait:
— Quand je paraîtrai devant mes juges, je lesinonderai de lumière.
Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défensesans cesse accrue et pensant à ces magistrats qu’ilbrûlait de confondre, il s’écria:
— Je ne voudrais pas être à leur place!
Les prisonniers que le sort avait réunis dans cecachot étaient ou royalistes ou fédéralistes; il s’ytrouvait même un jacobin; ils différaient entre euxd’opinion sur la manière de conduire les affairesde l’État, mais aucun d’eux ne gardait le moindre restede croyances chrétiennes. Les feuillants, lesconstitutionnels, les girondins trouvaient, commeBrotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmeset excellent pour le peuple. Les jacobins installaientà la place de Jéhovah un dieu jacobin, pour fairedescendre de plus haut le jacobinisme sur le monde;mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les unsni les autres qu’on fût assez absurde pour croire àaucune religionrévélée, voyant que le Père Longuemare ne manquaitpas d’esprit, ils le prenaient pour un fourbe. Afin,sans doute, de se préparer au martyre, il confessaitsa foi en toute rencontre, et, plus il montrait desincérité, plus il semblait un imposteur.
En vain, Brotteaux se portait garant de la bonne foidu religieux; Brotteaux passait lui-même pour necroire qu’une partie de ce qu’il disait. Ses idéesétaient trop singulières pour ne pas paraîtreaffectées, et ne contentaient personne entièrement.Il parlait de Jean-Jacques comme d’un plat coquin.Par contre, il mettait Voltaire au rang des hommesdivins, sans toutefois l’égaler à l’aimableHelvétius, à Diderot, au baron d’Holbach. À sonsens, le plus grand génie du siècle était Boulanger.Il estimait beaucoup aussi l’astronome Lalande et Dupuis,auteur d’un Mémoire sur l’origine des constellations.Les hommes d’esprit de la chambrée faisaientau pauvre barnabite mille plaisanteries dont il nes’apercevait jamais: sa candeur déjouait tous lespièges.
Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapperaux tourments de l’oisiveté, les prisonniers jouaientaux dames, aux cartes et au trictrac. Il n’était permisd’avoir aucun instrument de musique. Après souper,on chantait, on récitait des vers. La Pucellede Voltaire mettait un peu de gaîté au cœur de cesmalheureux, qui ne se lassaient pas d’en entendre lesbons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de lapensée affreuse plantée au milieu de leur cœur, ilsessayaient parfois d’en faire un amusement et, dans lachambre des dix-huit lits, avant de s’endormir, ilsjouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaientdistribués selon les goûts et les aptitudes. Lesuns représentaient les juges et l’accusateur;d’autres, les accusés ou les témoins, d’autres lebourreau et ses valets. Les procès finissaientinvariablement par l’exécution des condamnés, qu’onétendait sur un lit, le cou sous une planche. Lascène était transportée ensuite dans les enfers. Lesplus agiles de la troupe, enveloppés dans des draps,faisaient des spectres. Et un jeune avocat deBordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne,bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait,tout encorné, tirer le Père Longuemare, par lespieds, hors de son lit, lui annonçant qu’il étaitcondamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour avoir fait du créateur de l’univers un êtreenvieux, sot et méchant, un ennemi de la joie et del’amour.
— Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu asenseigné, vieux bonze, que Dieu se plaît à voir sescréatures languir dans la pénitence et s’abstenir deses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard,assieds-toi sur des clous et mange des coquillesd’œufs pour l’éternité!
Le Père Longuemare se contentait de répondre que,dans ce discours, le philosophe perçait sous lediable et que le moindre démon de l’enfer eût dit moinsde sottises, étant un peu frotté de théologieet certes moins ignorant qu’un encyclopédiste.
Mais, quand l’avocat girondin l’appelait capucin, ilse fâchait tout rouge et disait qu’un homme incapablede distinguer un barnabite d’un franciscain nesaurait pas voir une mouche dans du lait.
Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que lescomités remplissaient sans relâche: en trois mois lachambre des dix-huit fut à moitié renouvelée. LePère Longuemare perdit son diablotin. L’avocatDubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, futcondamné à mort comme fédéraliste et pour avoirconspiré contre l’unité de la République. Au sortirdu tribunal, il repassa, comme tous les autrescondamnés, par un corridor qui traversait la prisonet donnait sur la chambre qu’il avait animée troismois de sa gaîté. En faisant ses adieux à sescompagnons, il garda le ton léger et l’air joyeux quilui étaient habituels.
— Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare,de vous avoir tiré par les pieds dans votre lit. Jen’y reviendrai plus.
Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:
— Adieu, je vous précède dans le néant. Je livrevolontiers à la nature les éléments qui me composent,en souhaitant qu’elle en fasse, à l’avenir, un meilleurusage, car il faut reconnaître qu’elle m’avaitfort mal réussi.
Et il descendit au greffe, laissant Brotteauxaffligé et le Père Longuemare tremblant et vert commela feuille, plus mort que vif de voir l’impie rireau bord de l’abîme.
Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux,qui était voluptueux, descendit plusieurs fois parjour dans la cour qui donnait sur le quartier desfemmes, près de la fontaine où les captives venaient,le matin, laver leur linge. Une grille séparait lesdeux quartiers; mais les barreaux n’en étaient pasassez rapprochés pour empêcherles mains de se joindre et les bouches de s’unir. Sous la nuit indulgente, des couples s’y pressaient.Alors Brotteaux, discrètement, se réfugiait dansl’escalier et, assis sur une marche, tirait de la pochede sa redingote puce son petit Lucrèce, et lisait, àla lueur d’une lanterne, quelques maximessévèrement consolatrices: «Sic ubi non erimus… Quand nous aurons cessé de vivre, rien ne pourra nousémouvoir, non pas même le ciel, la terre et la merconfondant leurs débris…» Mais, tout en jouissantde sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabitecette folie qui lui cachait l’univers.
La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit,les geôliers ivres, accompagnés de leurs chiens degarde, allaient de cachot en cachot, portant desactes d’accusation, hurlant des noms qu’ilsestropiaient, réveillaient les prisonniers et pourvingt victimes désignées en épouvantaient deux cents.Dans ces corridors, pleins d’ombres sanglantes,passaient chaque jour, sans une plainte, vingt, trente,cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents,et si divers de condition, de caractère, de sentiment,qu’on se demandait s’ils n’avaient pas été tirésau sort.
Et l’on jouait aux cartes, on buvait du vin deBourgogne, on faisait des projets, on avait desrendez-vous, la nuit, à la grille. La société, presqueentièrement renouvelée, était maintenant composéeen grande partie d’«exagérés» et d’«enragés».Toutefois la chambre des dix-huit lits demeuraitencore le séjour de l’élégance et du bon ton: horsdeux détenus qu’on y avait mis, récemment transférésdu Luxembourg à la Conciergerie, etqu’on suspectait d’être des «moutons», c’est-à-diredes espions, les citoyens Navette et Bellier, ilne s’y trouvait que d’honnêtes gens, qui setémoignaient une confiance réciproque. On y célébrait,la coupe à la main, les victoires de la République.Il s’y rencontrait plusieurs poètes, comme il s’envoit dans toute réunion d’hommes oisifs. Les plushabiles d’entre eux composaient des odes sur lestriomphes de l’armée du Rhin et les récitaientavec emphase. Ils étaient bruyamment applaudis.Brotteaux seul louait mollement les vainqueurs etleurs chantres.
— C’est, depuis Homère, une étrange manie des poètes,dit-il un jour, que de célébrer les militaires. Laguerre n’est point un art, et le hasard décide seuldu sort des batailles. De deux généraux en présence,tous deux stupides, il faut nécessairement que l’und’eux soit victorieux. Attendez-vous à ce qu’un jourun de ces porteurs d’épée que vous divinisez vousavale tous comme la grue de la fable avale lesgrenouilles. C’est alors qu’il sera vraiment dieu!Car les dieux se connaissent à l’appétit.
Brotteaux n’avait jamais été touché par la gloiredes armes. Il ne se réjouissait nullement destriomphes de la République, qu’il avait prévus.Il n’aimait point le nouveau régime qu’affermissaitla victoire. Il était mécontent. On l’eût été àmoins.
Un matin, on annonça que les commissaires du Comitéde sûreté générale feraient des perquisitions chezles détenus, qu’on saisirait assignats, objets d’or etd’argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherchesavaientété faites au Luxembourg et qu’on avait enlevélettres, papiers, livres.
Chacun alors s’ingénia à trouver quelque cachette oùmettre ce qu’il avait de plus précieux. Le PèreLonguemare porta, par brassées, sa défense dans unegouttière, Brotteaux coula son Lucrèce dans lescendres de la cheminée.
Quand les commissaires, ayant au cou des rubanstricolores, vinrent opérer leurs saisies, ils netrouvèrent guère que ce qu’on avait jugé convenablede leur laisser. Après leur départ, le PèreLonguemare courut à sa gouttière et recueillit desa défense ce que l’eau et le vent en avaient laissé.Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce toutnoir de suie.
«Jouissons de l’heure présente, songea-t-il, carj’augure à certains signes que le temps nous estdésormais étroitement mesuré.»
Par une douce nuit de prairial, tandis qu’au-dessusdu préau la lune montrait dans le ciel pâli sesdeux cornes d’argent, le vieux traitant, qui, à sacoutume, lisait Lucrèce sur un degré de l’escalierde pierre, entendit une voix l’appeler, une voix defemme, une voix délicieuse qu’il ne reconnaissaitpas. Il descendit dans la cour et vit derrière lagrille une forme qu’il ne reconnaissait pas plus quela voix et qui lui rappelait, par ses contoursindistincts et charmants, toutes les femmes qu’ilavait aimées. Le ciel la baignait d’azur et d’argent.Brotteaux reconnut soudain la jolie comédienne de larue Feydeau, Rose Thévenin.
— Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voirm’est cruelle. Depuis quand et pourquoi êtes-vousici?
— Depuis hier.
Et elle ajouta très bas:
— J’ai été dénoncée comme royaliste. On m’accuse d’avoirconspiré pour délivrer la reine. Comme je voussavais ici, j’ai tout de suite cherché à vous voir.Écoutez-moi, mon ami… car vous voulez bien que jevous donne ce nom?… Je connais des gens en place;j’ai, je le sais, des sympathies jusque dans leComité de salut public. Je ferai agir mes amis: ilsme délivreront, et je vous délivrerai à mon tour.
Mais Brotteaux, d’une voix qui se fit pressante:
— Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n’enfaites rien! N’écrivez pas, ne sollicitez pas;ne demandez rien à personne, je vous en conjure,faites-vous oublier.
Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu’il disait,il se fit plus suppliant encore:
— Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: làest le salut. Tout ce que vos amis tenteraient neferait que hâter votre perte. Gagnez du temps. Ilen faut peu, très peu, j’espère, pour vous sauver…Surtout n’essayez pas d’émouvoir les juges, les jurés,un Gamelin. Ce ne sont pas des hommes, ce sontdes choses: on ne s’explique pas avec les choses.Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, monamie, je mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie.
Elle répondit:
— Je vous obéirai… Ne parlez pas de mourir.
Il haussa les épaules:
— Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyezheureuse.
Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:
— Écoutez-moi, mon ami… je ne vous ai vu qu’un jouret pourtant vous ne m’êtes point indifférent. Et sice que je vais vous dire peut vous rattacher à lavie, croyez-le: je serai pour vous… tout ce quevous voudrez que je sois.
Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à traversla grille.
XX
Évariste Gamelin, pendant une longue audiencedu tribunal, à son banc, dans l’air chaud, ferme lesyeux et pense:
«Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans lestrous, en avaient fait un oiseau de nuit, l’oiseau deMinerve, dont l’œil perçait les conspirateurs dansles ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant, c’estun regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre lesennemis de l’État et dénonce les traîtres avec unesubtilité inconnue même à l’Ami du peuple, endormipour toujours dans lejardin des Cordeliers. Le nouveau sauveur, aussizélé et plus perspicace que le premier, voit ce quepersonne n’avait vu et son doigt levé répand laterreur. Il distingue les nuances délicates,imperceptibles, qui séparent le mal du bien, levice de la vertu, que sans lui on eût confondues,au dommage de la patrie et de la liberté; il tracedevant lui la ligne mince, inflexible, en dehors delaquelle il n’est, à gauche et à droite, qu’erreur,crime et scélératesse. L’Incorruptible enseignecomment on sert l’étranger par exagération et parfaiblesse, en persécutant les cultes au nom de laraison, et en résistant au nom de la religion auxlois de la République. Non moins que les scélératsqui immolèrent Le Peltier et Marat, ceux qui leurdécernent des honneurs divins pour compromettreleur mémoire servent l’étranger. Agent de l’étranger,quiconque rejette les idées d’ordre, de sagesse,d’opportunité; agent de l’étranger, quiconque outrageles mœurs, offense la vertu, et, dans le dérèglementde son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiquesméritent la mort; mais il y a une manièrecontre-révolutionnaire de combattre le fanatisme;il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perdla République; violent, on la perd.
» Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plussage des hommes! Ce ne sont plus seulement lesaristocrates, les fédéralistes, les scélérats de lafaction d’Orléans, les ennemis déclarés de lapatrie qu’il faut frapper. Le conspirateur, l’agentde l’étranger est un Protée, il prend toutes lesformes. Il revêt l’apparence d’un patriote, d’unrévolutionnaire, d’un ennemi des rois; il affectel’audace d’un cœur qui ne bat que pour laliberté; il enflela voix et fait trembler les ennemis de la République:c’est Danton; sa violence cache mal son odieuxmodérantisme et sa corruption apparaît enfin. Leconspirateur, l’agent de l’étranger, c’est ce bègueéloquent qui mit à son chapeau la première cocarde desrévolutionnaires, c’est ce pamphlétaire qui, dansson civisme ironique et cruel, s’appelait lui-même«le procureur de la lanterne», c’est CamilleDesmoulins: il s’est décelé en défendant lesgénéraux traîtres et en réclamant les mesurescriminelles d’une clémence intempestive. C’estPhilippeaux, c’est Hérault, c’est le méprisableLacroix. Le conspirateur, l’agent de l’étranger,c’est ce père Duchesne qui avilit la liberté parsa basse démagogie et de qui les immondes calomniesrendirent Antoinette elle-même intéressante.C’est Chaumette, qu’on vit pourtant doux, populaire,modéré, bonhomme et vertueux dans l’administrationde la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs,les agents de l’étranger, ce sont tous cessans-culottes en bonnet rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de patriotismesur les jacobins. Le conspirateur, l’agent del’étranger, c’est Anacharsis Cloots, l’orateurdu genre humain, condamné à mort par toutes lesmonarchies du monde; mais on devait tout craindrede lui: il était Prussien.
» Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres, Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La République est sauvée; un concert de louanges monte de tous lescomités et de toutes les assemblées populairesvers Maximilien et la Montagne. Les bons citoyens s’écrient: «Dignes représentants d’un peuple libre, c’est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière: Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est sortie la foudre salutaire…»
» En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges.Qu’il est doux d’être vertueux et combien lareconnaissance publique est chère au cœur du jugeintègre!
» Cependant, pour un cœur patriote, quel sujetd’étonnement et quelles causes d’inquiétude! Quoi!Pour trahir la cause populaire, ce n’était donc pasassez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly,de Piéton, de Brissot? Il y fallait encore ceuxqui ont dénoncé ces traîtres! Quoi! tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l’ont faite quepour la perdre! Ces grands auteurs des grandesjournées préparaient avec Pitt et Cobourg laroyauté d’Orléans ou la tutelle de LouisXVII!Quoi! Danton, c’était Monk! Quoi! Chaumetteet les hébertistes, plus perfides que des fédéralistesqu’ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuréla ruine de l’empire! Mais, parmi ceux quiprécipitent à la mort les perfides Danton et lesperfides Chaumette, l’œil bleu de Robespierren’en découvrira-t-il pas demain de plus perfidesencore? Où s’arrêtera l’exécrable enchaînementdes traîtres trahis et la perspicacité del’Incorruptible?…»
XXI
Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vertbouteille, allait tous les jours dans le jardindu Luxembourg et là, sur un banc, au bout d’uneallée, attendait le moment où son amant paraîtraità une des lucarnes du palais. Ils se faisaient dessignes et échangeaient leurs pensées dans un langagemuet qu’ils avaient imaginé. Elle savait par cemoyen que le prisonnier occupait une assez bonnechambre, jouissait d’une agréable compagnie, avaitbesoin d’une couverture et d’une bouillotte etaimait tendrement sa maîtresse.
Elle n’était pas seule à épier un visage aimé dans cepalais changé en prison. Une jeune mère près d’elletenait ses regards attachés sur une fenêtre closeet, dès qu’elle voyait la fenêtre s’ouvrir, elleélevait son petit enfant dans ses bras, au-dessusde sa tête. Une vieille dame, voilée de dentelle, setenait de longues heures immobile sur un pliant,espérant en vain apercevoir un moment son fils qui,pour ne pas s’attendrir, jouait au palet dans la courde la prison, jusqu’à ce qu’on eût fermé le jardin.
Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu,un homme d’un âge mûr, assez gros, très propre, setenait sur un banc voisin, jouant avec sa tabatièreet ses breloques, et dépliant un journal qu’il nelisait jamais. Il était vêtu, à la vieille modebourgeoise, d’un tricorne à galon d’or, d’un habitzinzolin et d’un gilet bleu, brodé d’argent. Il avaitl’air honnête; il était musicien, à en juger parla flûte dont un bout dépassait sa poche. Pas unmoment il ne quittait des yeux le faux jeune garçon,il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever,il se levait lui-même et le suivait de loin. Julie,dans sa misère et dans sa solitude, se sentaittouchée de la sympathie discrète que lui montrait cebon homme.
Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluiecommençant à tomber, le bon homme s’approcha d’elleet, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui demandala permission de l’en abriter. Elle lui réponditdoucement, de sa voix claire, qu’elle y consentait.Mais, au son de cette voix et averti, peut-être, parune subtile odeur de femme, il s’éloigna vivement,laissant exposée à la pluie d’orage lajeune femme, qui comprit et, malgré ses soucis, neput s’empêcher de sourire.
Julie logeait dans une mansarde de la rue duCherche-Midi et se faisait passer pour un commisdrapier qui cherchait un emploi: la citoyenne veuveGamelin, persuadée enfin que sa fille ne couraitnulle part de si grand danger que près d’elle, l’avaitéloignée de la place de Thionville et de la sectiondu Pont-Neuf, et l’entretenait de vivres et delinge autant qu’elle pouvait. Julie faisait un peude cuisine, allait au Luxembourg voir son cher amantet rentrait dans son taudis; la monotonie de cemanège berçait ses chagrins et, comme elle était jeuneet robuste, elle dormait toute la nuit d’un profondsommeil. D’un caractère hardi, habituée auxaventures et excitée, peut-être, par l’habit qu’elleportait, elle allait quelquefois, la nuit, chez unlimonadier de la rue du Four, à l’enseigne dela Croix rouge,que fréquentaient des gens detoutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisaitles gazettes et jouait au tric-trac avec quelquecourtaud de boutique ou quelque militaire, qui luifumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, onfaisait l’amour et les rixes étaient fréquentes. Unsoir, un buveur, au bruit d’une chevauchée sur le pavédu carrefour, souleva le rideau et, reconnaissantle commandant en chef de la garde nationale, lecitoyen Hanriot, qui passait au galop avec sonétat-major, murmura entre ses dents:
— Voilà la bourrique à Robespierre!
À ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.
Mais un patriote à moustaches releva vertement lepropos:
— Celui qui parle ainsi, s’écria-t-il, est un f…aristocrate, que j’aurais plaisir à voir éternuerdans le panier à Samson. Sachez que le généralHanriot est un bon patriote qui saura défendre, aubesoin, Paris et la Convention. C’est cela que lesroyalistes ne lui pardonnent point.
Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie quine cessait pas de rire:
— Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t’envoiemon pied dans le derrière, pour t’apprendre à respecterles patriotes.
Cependant des voix s’élevaient:
— Hanriot est un ivrogne et un imbécile!
— Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!
Deux partis se formèrent. On s’aborda, les poingss’abattirent sur les chapeaux défoncés, les tablesse renversèrent, les verres volèrent en éclats, lesquinquets s’éteignirent, les femmes poussèrent descris aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julies’arma d’une banquette, fut terrassée, griffa, morditses agresseurs. De son carrick ouvert et de sonjabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Unepatrouille accourut au bruit, et la jeune aristocrates’échappa entre les jambes des gendarmes.
Chaque jour, les charrettes étaient pleines decondamnés.
— Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!disait Julie à sa mère.
Elle résolut de solliciter, de faire des démarches,d’aller dans les comités, dans les bureaux, chezdes représentants, chez des magistrats, partout oùil faudrait. Elle n’avait point de robe. Sa mèreemprunta une robe rayée,un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenneBlaise, et Julie, vêtue en femme et en patriote,se rendit chez le juge Renaudin, dans une humideet sombre maison de la rue Mazarine.
Elle monta en tremblant l’escalier de bois et decarreau et fut reçue par le juge dans son cabinetmisérable, meublé d’une table de sapin et de deuxchaises de paille. Le papier de tenture pendait enlambeaux. Renaudin, les cheveux noirs et collés,l’œil sombre, les babines retroussées et le mentonsaillant, lui fit signe de parler et l’écouta ensilence.
Elle lui dit qu’elle était la sœur du citoyenChassagne, prisonnier au Luxembourg, lui exposale plus habilement qu’elle put les circonstancesdans lesquelles il avait été arrêté, le représentainnocent et malheureux, se montra pressante.
Il demeura insensible et dur.
Suppliante, à ses pieds, elle pleura.
Dès qu’il vit des larmes, son visage changea: sesprunelles, d’un noir rougeâtre, s’enflammèrent, etses énormes mâchoires bleues remuèrent comme pourramener la salive dans sa gorge sèche.
— Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétezpas.
Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dansun petit salon rose, où il y avait des trumeauxpeints, des groupes de biscuit, un cartel et descandélabres dorés, des bergères, un canapé detapisserie décoré d’une pastorale de Boucher. Julieétait prête à tout pour sauver son amant.
Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva,rajustant la belle robe de la citoyenne Élodie,elle rencontra le regard cruel et moqueur de cethomme; elle sentit aussitôt qu’elle avait fait unsacrifice inutile.
— Vous m’avez promis la liberté de mon frère, dit-elle.
Il ricana.
— Je t’ai dit, citoyenne, qu’on ferait le nécessaire,c’est-à-dire qu’on appliquerait la loi, rien deplus, rien de moins. Je t’ai dit de ne pointt’inquiéter, et pourquoi t’inquiéterais-tu? LeTribunal révolutionnaire est toujours juste.
Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracherles yeux. Mais, sentant qu’elle achèverait de perdreFortuné Chassagne, elle s’enfuit et courutenlever dans sa mansarde la robe souillée d’Élodie.Et là, seule, elle hurla, toute la nuit, de rageet de douleur.
Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elletrouva le jardin occupé par des gendarmes quichassaient les femmes et les enfants. Des sentinelles,placées dans les allées, empêchaient les passants decommuniquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait,chaque jour, portant son enfant dans ses bras, dità Julie qu’on parlait de conspiration dans les prisonset que l’on reprochait aux femmes de se réunir dans lejardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrateset des traîtres.
XXII
Une montagne s’est élevée subitement dans le jardindes Tuileries. Le ciel est sans nuages. Maximilienmarche devant ses collègues en habit bleu, enculotte jaune, ayant à la main un bouquet d’épis, debleuets et de coquelicots. Il gravit la montagneet annonce le dieu de Jean-Jacques à la Républiqueattendrie. Ô pureté! ô douceur! ô foi! ôsimplicité antique! ô larmes de pitié! ô roséeféconde! ô clémence! ô fraternité humaine!
En vain l’athéisme dresse encore sa face hideuse:Maximilien saisit une torche; les flammes dévorentle monstreet la Sagesse apparaît, d’une main montrant le ciel,de l’autre tenant une couronne d’étoiles.
Sur l’estrade dressée contre le palais des Tuileries,Évariste, au milieu de la foule émue, verse dedouces larmes et rend grâces à Dieu. Il voit s’ouvrirune ère de félicité.
Il soupire:
— Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si lesscélérats le permettent.
Hélas! les scélérats ne l’ont pas permis. Il fautencore des supplices; il faut encore verser desflots de sang impur. Trois jours après la fête de lanouvelle alliance et la réconciliation du ciel etde la terre, la Convention promulgue la loi deprairial qui supprime, avec une sorte de bonhomieterrible, toutes les formes traditionnelles de laloi, tout ce qui a été conçu depuis le temps desRomains équitables pour la sauvegarde de l’innocencesoupçonnée. Plus d’instructions, plus d’interrogatoires,plus de témoins, plus de défenseurs: l’amour de lapatrie supplée à tout. L’accusé, qui porte renferméen lui son crime ou son innocence, passe muet devantle juré patriote. Et c’est dans ce temps qu’il fautdiscerner sa cause parfois difficile, souvent chargéeet obscurcie. Comment juger maintenant? Commentreconnaître en un instant l’honnête homme et lescélérat, le patriote et l’ennemi de la patrie?…
Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et s’accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans l’abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice salutaire et terrible dont les ministres n’étaient point des chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions eussent tout perdu, les mouvements d’un cœur droit sauvaient tout. Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques:
— Homme vertueux, inspire-moi, avec l’amour des hommes, l’ardeur de les régénérer!
Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C’était surtout des simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s’enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu’on pût sans méchanceté penser autrement qu’eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l’erreur et le mal. Ils sesentaient forts: ils voyaient Dieu.
Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunalrévolutionnaire. L’Être suprême, reconnu parMaximilien, les inondait de ses flammes. Ils aimaient,ils croyaient.
Le fauteuil de l’accusé avait été remplacé par unevaste estrade pouvant contenir cinquante individus:on ne procédait plus que par fournées. L’accusateurpublic réunissait dans une même affaire et inculpaitcomme complices des gens qui souvent, au tribunal,se rencontraient pour la première fois. Le Tribunaljugea avec les facilités terribles de la loi deprairial ces prétenduesconspirations des prisons qui, succédant auxproscriptions des dantonistes et de la Commune,s’y rattachaient par les artifices d’une penséesubtile. Pour qu’on y reconnût en effet les deuxcaractères essentiels d’un complot fomenté avec l’orde l’étranger contre la République, la modérationintempestive et l’exagération calculée, pour qu’ony vît encore le crime dantoniste et le crimehébertiste, on y avait mis deux têtes opposées,deux têtes de femmes, la veuve de Camille, cetteaimable Lucile, et la veuve de l’hébertiste Momoro,déesse d’un jour et joyeuse commère. Toutes deuxavaient été renfermées par symétrie dans la mêmeprison, où elles avaient pleuré ensemble sur le mêmebanc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie,monté sur l’échafaud. Symbole trop ingénieux,chef-d’œuvre d’équilibre imaginé sans doute par uneâme de procureur et dont on faisait honneur àMaximilien. On rapportait à ce représentant dupeuple tous les événements heureux ou malheureuxqui s’accomplissaient dans la République, les lois,les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, lesmaladies. Injustice méritée, car cet homme, menu,propret, chétif, à face de chat, était puissant surle peuple…
Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de lagrande conspiration des prisons, une trentaine deconspirateurs du Luxembourg, captifs très soumis,mais royalistes ou fédéralistes très prononcés.L’accusation reposait tout entière sur letémoignage d’un seul délateur. Les jurés ne savaientpas un mot de l’affaire; ils ignoraient jusqu’auxnoms des conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeuxsur le banc des accusés, reconnut parmieux Fortuné Chassagne. L’amant de Julie, amaigripar une longue captivité, pâle, les traits durcis parla lumière crue qui baignait la salle, gardait encorequelque grâce et quelque fierté. Ses regardsrencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrentde mépris.
Gamelin, possédé d’une fureur tranquille, se leva,demanda la parole, et, les yeux fixés sur le bustede Brutus l’ancien, qui dominait le tribunal:
— Citoyen président, dit-il, bien qu’il puisse existerentre un des accusés et moi des liens qui, s’ilsétaient déclarés, seraient des liens d’alliance, jedéclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne serécusèrent pas quand, pour le salut de la républiqueou la cause de la liberté, il leur fallut condamnerun fils, frapper un père adoptif.
Il se rassit.
— Voilà un beau scélérat, murmura Chassagne entreses dents.
Le public restait froid, soit qu’il fût enfin las descaractères sublimes, soit que Gamelin eût triomphétrop facilement des sentiments naturels.
— Citoyen Gamelin, dit le président, aux termesde la loi, toute récusation doit être formulée parécrit, dans les vingt-quatre heures avant l’ouverturedes débats. Au reste, tu n’as pas lieu de te récuser:un juré patriote est au-dessus des passions.
Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatreminutes. Le réquisitoire conclut à la peine demort pour tous. Les jurés la votèrent d’une parole,d’un signe de tête et par acclamation. Quand ce futle tour de Gamelin d’opiner:
— Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et laloi est formelle.
Tandis qu’il descendait l’escalier du Palais, un jeunehomme vêtu d’un carrick vert bouteille et quisemblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, l’arrêtabrusquement au passage. Il portait un chapeau rond,rejeté en arrière, et dont les bords faisaientà sa belle tête pâle une auréole noire. Dressédevant le juré, il lui cria, terrible de colère etde désespoir:
— Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche!Je suis une femme! Fais-moi arrêter, fais-moiguillotiner, Caïn! Je suis ta sœur.
Et Julie lui cracha au visage.
La foule des tricoteuses et des sans-culottes serelâchait alors de sa vigilance révolutionnaire;son ardeur civique était bien attiédie: il n’yeut autour de Gamelin et de son agresseur que desmouvements incertains et confus. Julie fenditl’attroupement et disparut dans le crépuscule.
XXIII
Évariste Gamelin était las et ne pouvait sereposer; vingt fois dans la nuit, il se réveillaiten sursaut d’un sommeil plein de cauchemars. C’étaitseulement dans la chambre bleue, entre les brasd’Élodie, qu’il pouvait dormir quelques heures.Il parlait et criait en dormant et la réveillait;mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.
Un matin, après une nuit où il avait vu lesEuménides, il se réveilla brisé d’épouvante et faiblecomme un enfant. L’aube traversait les rideaux de lachambre de ses flècheslivides. Les cheveux d’Évariste, mêlés sur sonfront, lui couvraient les yeux d’un voile noir:Élodie, au chevet du lit, écartait doucement lesmèches farouches. Elle le regardait, cette fois, avecune tendresse de sœur et, de son mouchoir, essuyaitla sueur glacée sur le front du malheureux. Alorsil se rappela cette belle scène de l’Orested’Euripide, dont il avait ébauché un tableau qui,s’il avait pu l’achever, aurait été son chef-d’œuvre:la scène où la malheureuse Électre essuie l’écumequi souille la bouche de son frère. Et il croyaitentendre aussi Élodie dire d’une voix douce:«Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furieste laissent maître de ta raison…»
Et il songeait:
«Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire,c’est par piété filiale que j’ai versé le sang impurdes ennemis de ma patrie.»
XXIV
On n’en finissait pas avec la conspiration desprisons. Quarante-neuf accusés remplissaient lesgradins. Maurice Brotteaux occupait la droite duplus haut degré, la place d’honneur. Il était vêtude sa redingote puce, qu’il avait soigneusementbrossée la veille, et reprisée à l’endroit de lapoche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée.À son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée,éclatante, horrible. On avait placé le PèreLonguemare entre elle et la fille Athénaïs, quiavait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheurde l’adolescence.
Les gendarmes entassaient sur les gradins des gensque ceux-ci ne connaissaient pas, et qui, peut-être,ne se connaissaient pas entre eux, tous complicescependant, parlementaires, journaliers, ci-devantnobles, bourgeois et bourgeoises. La citoyenneRochemaure aperçut Gamelin au banc des jurés.Bien qu’il n’eût pas répondu à ses lettres pressantes,à ses messages répétés, elle espéra en lui, luienvoya un regard suppliant et s’efforça d’être pourlui belle et touchante. Mais le regard froid dujeune magistrat lui ôta toute illusion.
Le greffier lut l’acte d’accusation qui, bref surchacun des accusés, était long à cause de leurnombre. Il exposait à grands traits le complot ourdidans les prisons pour noyer la République dans lesang des représentants de la nation et du peuplede Paris, et, faisant la part de chacun, il disait:
— L’un des plus pernicieux auteurs de cetteabominable conjuration est le nommé Brotteaux,ci-devant des Ilettes, receveur des finances sousle tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer,même au temps de la tyrannie, par sa conduite dissolue,est une preuve certaine que le libertinage et lesmauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de laliberté et du bonheur des peuples: en effet, aprèsavoir dilapidé les finances publiques et épuiséen débauches une notable partie de la substancedu peuple, cet individu s’associa avec son ancienneconcubine, la femme Rochemaure, pour correspondreavec les émigrés et informer traîtreusement lafaction de l’étranger de l’état de nos finances, desmouvements de nos troupes, des fluctuations del’opinion.
» Brotteaux qui, à cette période de sa méprisableexistence, vivait en concubinage avec une prostituéequ’il avait ramassée dans la boue de la rueFromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilementà ses desseins et l’employa à fomenter lacontre-révolution par des cris impudents et desexcitations indécentes.
» Quelques propos de cet homme néfaste vousindiqueront clairement ses idées abjectes et sonbut pernicieux. Parlant du tribunal patriotique,appelé aujourd’hui à le châtier, il disaitinsolemment: «Le Tribunal révolutionnaire ressembleà une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêleaux scènes les plus sanglantes les bouffonneriesles plus triviales.» Sans cesse il préconisaitl’athéisme, comme le moyen le plus sûr d’avilir lepeuple et de le rejeter dans l’immoralité. Dans laprison de la Conciergerie, où il était détenu, ildéplorait à l’égal des pires calamités les victoiresde nos vaillantes armées, et s’efforçait de jeterla suspicion sur les généraux les plus patriotes enleur prêtant des desseins tyrannicides. «Attendez-vous,disait-il, dans un langage atroce, que la plumehésite à reproduire, attendez-vous à ce que, unjour, un de ces porteurs d’épée, à qui vous devezvotre salut, vous avale tous comme la grue de lafable avala les grenouilles.»
Et l’acte d’accusation poursuivait de la sorte:
«La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubinede Brotteaux, n’est pas moins coupable que lui.Non seulement elle correspondait avec l’étranger etétait stipendiée par Pitt lui-même, mais,associée à des hommes corrompus, tels que Jullien(de Toulouse) et Chabot, en relationsavec le ci-devant baron de Batz, elle inventait,de concert avec ce scélérat, toutes sortes demachinations pour faire baisser les actions de lacompagnie des Indes, les acheter à vil prix et enrelever le cours par des machinations opposées auxpremières, frustrant ainsi la fortune privée et lafortune publique. Incarcérée à la Bourbe et auxMadelonnettes, elle n’a pas cessé de conspirer danssa prison, d’agioter et de se livrer à des tentativesde corruption à l’égard des juges et des jurés.
» Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s’étaitdepuis longtemps essayé à l’infamie et au crime avantd’accomplir les actes de trahison dont il a àrépondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuitéavec la fille Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à la Conciergerie, il n’a pas cessé un seul jour d’écrire des libelles attentatoires à la liberté et à la paix publiques.
» Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurs publiques, auxquelles elles insultent, et l’opprobre de la société qu’elles flétrissent. Mais à quoi bon s’étendre sur des crimes répugnants, que l’accusée avoue sans pudeur?…»
L’accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans «cette conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point d’exemple».
L’accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.
Brotteaux fut interrogé le premier.
— Tu as conspiré?
— Non, je n’ai pas conspiré. Tout est faux dans l’acte d’accusation que je viens d’entendre.
— Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal.
Et le président passa à la femme Rochemaure, quirépondit par des protestations désespérées, deslarmes et des arguties.
Le Père Longuemare s’en remettait entièrementà la volonté de Dieu. Il n’avait pas même apporté sadéfense écrite.
À toutes les questions qui lui furent posées, ilrépondit avec un esprit de renoncement. Toutefois,quand le président le traita de capucin, le vieilhomme en lui se ranima:
— Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre etreligieux de l’ordre des barnabites.
— C’est la même chose, répliqua le président avecbonhomie.
Le Père Longuemare le regarda, indigné:
— On ne peut concevoir d’erreur plus étrange, fit-il,que de confondre avec un capucin un religieux de cetordre des barnabites qui tient ses constitutionsde l’apôtre saint Paul lui-même.
Les éclats de rire et les huées éclatèrent dansl’assistance.
Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pourdes signes de dénégation, proclamait qu’il mourraitmembre de cet ordre de Saint-Barnabé, dont il portaitl’habit dans son cœur.
— Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiréavec la fille Gorcut, dite Athénaïs, quit’accordait ses méprisables faveurs?
À cette question, le Père Longuemare leva vers leciel un regard douloureux et répondit par un silencequi exprimait la surprise d’une âme candide et lagravité d’un religieux qui craint de prononcer devaines paroles.
— Fille Gorcut, demanda le président à la jeuneAthénaïs, reconnais-tu avoir conspiré avec Brotteaux?
Elle répondit doucement:
— Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n’a faitque du bien. C’est un homme comme il en faudraitbeaucoup et comme il n’y a pas meilleur. Ceux quidisent le contraire se trompent. C’est tout ce quej’ai à dire.
Le président lui demanda si elle reconnaissait avoirvécu en concubinage avec Brotteaux. Il fallut luiexpliquer ce terme qu’elle n’entendait pas. Mais,dès qu’elle eut compris de quoi il s’agissait, ellerépondit qu’il n’aurait tenu qu’à lui, mais qu’il nele lui avait pas demandé.
On rit dans les tribunes et le président menaça lafille Gorcut de la mettre hors des débats si ellerépondait encore avec un tel cynisme.
Alors elle l’appela cafard, face de carême, cornard, etvomit sur lui, sur les juges et les jurés des potéesd’injures, jusqu’à ce que les gendarmes l’eussenttirée de son banc et emmenée hors de la salle.
Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans l’ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit qu’il n’avait pu conspirer dans une prison où il n’avait séjourné que quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à considérer et qu’il priait les citoyens jurés d’en tenir compte. Un certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge comme l’effet d’une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.
Le substitut de l’accusateur public prit la parole. Il ne fit qu’amplifier l’acte d’accusation et posa ces questions:
— Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre Guyton-Fabulet, Marceline Descourtis, etc., etc., ont formé une conjuration dont les moyens sont l’assassinat, la famine, la fabrication de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et de l’esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la royauté?
Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se prononcèrent à l’unanimitépour l’affirmative en ce qui concernait tous lesaccusés, à l’exception des dénommés Navette etBellier, que le président et, après lui, l’accusateurpublic avaient mis, en quelque sorte, hors decause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:
— La culpabilité des accusés crève les yeux: leurchâtiment importe au salut de la Nation et ilsdoivent eux-mêmessouhaiter leur supplice comme le seul moyen d’expierleurs crimes.
Le président prononça la sentence en l’absence deceux qu’elle concernait. Dans ces grandes journées,contrairement à ce qu’exigeait la loi, on ne rappelaitpas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sansdoute parce qu’on craignait le désespoir d’un sigrand nombre de personnes. Vaine crainte, tant lasoumission des victimes était alors grande etgénérale! Le greffier descendit lire le verdict,qui fut entendu dans ce silence et cette tranquillitéqui faisaient comparer les condamnés de prairialà des arbres mis en coupe.
La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Unchirurgien, qui était en même temps juré, futcommis pour la visiter. On la porta évanouie dansson cachot.
— Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sontdes hommes bien dignes de pitié: l’état de leurâme est vraiment déplorable. Ils brouillent toutet confondent un barnabite avec un franciscain.
L’exécution devait avoir lieu, le jour même, à la«barrière du Trône-Renversé». Les condamnés, latoilette faite, les cheveux coupés, la chemiseéchancrée, attendirent le bourreau, parqués comme unbétail dans la petite salle séparée du greffe par unecloison vitrée.
À l’arrivée de l’exécuteur et de ses valets, Brotteaux,qui lisait tranquillement son Lucrèce, mit lesignet à la page commencée, ferma le livre, lefourra dans la poche de sa redingote et dit aubarnabite:
— Mon révérend Père, ce dont j’enrage, c’est que jene vous persuaderai pas. Nous allons dormir tous deuxnotre dernier sommeil, et je ne pourrai pas vous tirer parla manche et vous réveiller pour vous dire:«Vous voyez: vous n’avez plus ni sentiment niconnaissance; vous êtes inanimé. Ce qui suit lavie est comme ce qui la précède.»
Il voulut sourire; mais une atroce douleur luisaisit le cœur et les entrailles et il fut prèsde défaillir.
Il reprit toutefois:
— Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J’aime la vie et ne la quitte point sans regret.
— Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas encore?
— Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce que j’en ai mieux joui que vous, qui l’avez rendue aussi semblable que possible à la mort.
— Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. Que Dieu m’assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il faut que j’aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d’un cœur ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd’hui que j’en ai un si pressant besoin.
Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées. La femme Rochemaure, dont la grossesse n’avait pas été reconnue par le chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient. L’affluence était moindre qu’autrefois et les mouvements des esprits moins violents. Quelques femmes seulement criaient: «À mort!» ou raillaientceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient lesépaules, détournaient la tête et se taisaient, soitpar prudence, soit par respect des lois.
Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïspassa le guichet. Elle avait l’air d’un enfant.
Elle s’inclina devant le religieux:
— Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moil’absolution.
Le Père Longuemare murmura gravement les parolessacramentelles, et dit:
— Ma fille! Vous êtes tombée dans de grands désordres;mais que ne puis-je présenter au Seigneur un cœuraussi simple que le vôtre!
Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, lebuste droit, sa tête d’enfant fièrement dressée, elles’écria:
— Vive le roi!
Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrerqu’il y avait de la place à côté d’elle. Brotteauxaida le barnabite à monter et vint se placer entrele religieux et l’innocente fille.
— Monsieur, dit le Père Longuemare au philosopheépicurien, je vous demande une grâce: ce Dieuauquel vous ne croyez pas encore, priez-le pour moi.Il n’est pas sûr que vous ne soyez pas plus prèsde lui que je ne le suis moi-même: un moment enpeut décider. Pour que vous deveniez l’enfantprivilégié du Seigneur, il ne faut qu’une seconde.Monsieur, priez pour moi.
Tandis que les roues tournaient en grinçant sur lepavédu long faubourg, le religieux récitait du cœuret des lèvres les prières des agonisants.
Brotteaux se remémorait les vers du poète de lanature: Sic ubi non erimus…Tout lié qu’ilétait et secoué dans l’infâme charrette, il gardaitune attitude tranquille et comme un souci de sesaises. À son côté, Athénaïs, fière de mourir ainsique la reine de France, jetait sur la foule unregard hautain, et le vieux traitant, contemplanten connaisseur la gorge blanche de la jeune femme,regrettait la lumière du jour.
XXV
Pendant que les charrettes roulaient, entourées degendarmes, vers la place du Trône-Renversé, menantà la mort Brotteaux et ses complices, Évaristeétait assis, pensif, sur un banc du jardin desTuileries. Il attendait Élodie. Le soleil, penchantà l’horizon, criblait de ses flèches enflamméesles marronniers touffus. À la grille du jardin, laRenommée, sur son cheval ailé, embouchait satrompette éternelle. Les porteurs de journaux criaientla grande victoire de Fleurus.
«Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nousy avons mis le prix.»
Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombrescondamnées dans la poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri. Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd’hui l’écorce de ces arbres.
Il s’écriait en lui-même:
«Terreur salutaire, ô sainte terreur! L’année passée, à pareille époque, nous avions pour défenseurs d’héroïques vaincus en guenilles; le sol de la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte. Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par d’habiles généraux, prennent l’offensive, prêtes à porter la liberté par le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République… Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L’année passée, à pareille époque, la République était déchirée par les factions; l’hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l’unité jacobine étend sur l’empire sa force et sa sagesse…»
Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa bouche était amère. Il songeait: «Nous disions: Vaincre ou mourir. Nous nous trompions, c’est vaincre et mourir qu’il fallait dire.»
Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou cousaient.Les passants en habit et culotte d’une éléganceétrange, songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs,regagnaient leur demeure. EtGamelin se sentait seul parmi eux: il n’était nileur compatriote ni leur contemporain. Que s’était-ildonc passé? Comment à l’enthousiasme des bellesannées avaient succédé l’indifférence, la fatigue et,peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là nevoulaient plus entendre parler du Tribunalrévolutionnaire et se détournaient de la guillotine.Devenue trop importune sur la place de la Révolution,on l’avait renvoyée au bout du faubourg Antoine.Là même, au passage des charrettes, on murmurait.Quelques voix, dit-on, avaient crié: «Assez!»
Assez, quand il y avait encore des traîtres, desconspirateurs! Assez, quand il fallait renouvelerles comités, épurer la Convention! Assez, quand desscélérats déshonoraient la représentation nationale!Assez, quand on méditait jusque dans le tribunalrévolutionnaire la perte du Juste! Car, chose horribleà penser et trop véritable! Fouquier lui-mêmeourdissait des trames, et c’était pour perdreMaximilien qu’il lui avait immolé pompeusementcinquante-sept victimes traînées à la mort dans lachemise rouge des parricides. À quelle pitiécriminelle cédait la France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu’elle criait grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! Les destins l’avaient résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu’elle nous maudisse et qu’elle soit sauvée!
«C’est trop peu que d’immoler des victimes obscures, des aristocrates, des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher, un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les mains pleines d’or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la Montagne, les Fouché, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les Bourdon. Il faut délivrer l’État de tous ses ennemis. Si Hébert avait triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l’infamie… Tu dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d’effroi méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just, que tardez-vous à dénoncer les complots?
» Quoi! l’ancien État, le monstre royal assurait sonempire en emprisonnant chaque année quatre centmille hommes, en en pendant quinze mille, en en rouanttrois mille, et la République hésiterait encore àsacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté età sa puissance? Noyons-nous dans le sang et sauvonsla patrie…»
Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâleet défaite:
— Évariste, qu’as-tu à me dire? Pourquoi ne pasvenir à l’Amour peintre dans la chambre bleue?Pourquoi m’as-tu fait venir ici?
— Pour te dire un éternel adieu.
Elle murmura qu’il était insensé, qu’elle ne pouvaitcomprendre…
Il l’arrêta d’un très petit geste de la main:
— Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.
— Tais-toi, Évariste, tais-toi!
Elle le pria d’aller plus loin: là, on les observait,on les écoutait.
Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:
— J’ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et demon honneur. Je mourrai infâme, et n’aurai à te léguer,malheureuse, qu’une mémoire exécrée… Nous aimer?Est-ce que l’on peut m’aimer encore?… Est-ce queje puis aimer?
Elle lui dit qu’il était fou; qu’elle l’aimait,qu’elle l’aimerait toujours. Elle fut ardente,sincère; mais elle sentait aussi bien que lui, ellesentait mieux que lui qu’il avait raison. Et ellese débattait contre l’évidence.
Il reprit:
— Je ne me reproche rien. Ce que j’ai fait, je leferais encore. Je me suis fait anathème pour lapatrie. Je suis maudit. Je me suis mis horsl’humanité: je n’y rentrerai jamais. Non! la grandetâche n’est pas finie. Ah! la clémence, le pardon!…Les traîtres pardonnent-ils? Les conspirateurssont-ils cléments? Les scélérats parricides croissentsans cesse en nombre; il en sort de dessous terre,il en accourt de toutes nos frontières: de jeuneshommes, qui eussent mieux péri dans nos armées, desvieillards, des enfants, des femmes, avec les masquesde l’innocence, de la pureté, de la grâce. Et quandon les a immolés, on en trouve davantage… Tu voisbien qu’il faut que je renonce à l’amour, à toutejoie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même.
Il se tut. Faite pour goûter de paisiblesjouissances, Élodie depuis plus d’un jour s’effrayaitde mêler, sous les baisers d’un amant tragique, auximpressions voluptueuses des images sanglantes:elle ne répondit rien. Évariste but comme un caliceamer le silence de la jeune femme.
— Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre œuvre nous dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J’aurai bientôt vécu un siècle. Vois ce front! Est-il d’un amant? Aimer!…
— Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté.
Elle s’exprimait avec l’accent du sacrifice. Il le sentit; elle le sentit elle-même.
— Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n’eus d’autre passion que le bien public; que j’étais né sensible et tendre? Diras-tu: «Il fit son devoir»? Mais non! Tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cœur; la honte m’environne. Si tu m’aimas, garde sur mon nom un éternel silence.
Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce moment dans les jambes de Gamelin.
Celui-ci l’éleva brusquement dans ses bras:
— Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l’infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon; je suis impitoyable pour que demain tous les Français s’embrassent en versant des larmes de joie.
Il le pressa contre sa poitrine:
— Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devraston bonheur, ton innocence; et, si jamais tuentends prononcer mon nom, tu l’exécreras.
Et il posa à terre l’enfant, qui s’alla jeterépouvanté dans les jupes de sa mère, accourue pourle délivrer.
Cette jeune mère, qui était jolie et d’une grâcearistocratique, dans sa robe de linon blanc, emmenason petit garçon avec un air de hauteur.
Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:
— J’ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-jeguillotiner sa mère.
Et il s’éloigna, à grands pas, sous les quinconces.
Élodie resta un moment immobile, le regard fixeet baissé. Puis, tout à coup, elle s’élança sur lespas de son amant, et, furieuse, échevelée, tellequ’une ménade, elle le saisit comme pour le déchireret lui cria d’une voix étranglée de sang et delarmes:
— Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à laguillotine; moi aussi, fais-moi trancher la tête!
Et, à l’idée du couteau sur sa nuque, toute sa chairse fondait d’horreur et de volupté.
XXVI
Tandis que le soleil de thermidor se couchait dansune pourpre sanglante, Évariste errait, sombre etsoucieux, par les jardins Marbeuf, devenus propriéténationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On yprenait de la limonade et des glaces; il y avaitdes chevaux de bois et des tirs pour les jeunespatriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard enguenilles, coiffé d’un bonnet noir, faisait danserune marmotte au son aigre de sa vielle. Un homme,jeune encore, svelte, en habit bleu, les cheveuxpoudrés, accompagné d’un grand chien, s’arrêta pourécouter cettemusique agreste. Évariste reconnut Robespierre.Il le retrouvait pâli, amaigri, le visage durciet traversé de plis douloureux. Et il songea:
«Quelles fatigues, et combien de souffrances ontlaissé leur empreinte sur son front? Qu’il estpénible de travailler au bonheur des hommes! À quoisonge-t-il en ce moment? Le son de la viellemontagnarde le distrait-il du souci des affaires?Pense-t-il qu’il a fait un pacte avec la mort etque l’heure est proche de le tenir? Médite-t-ilde rentrer en vainqueur dans ce comité de Salutpublic dont il s’est retiré, las d’y être tenu enéchec, avec Couthon et Saint-Just, par unemajorité séditieuse? Derrière cette faceimpénétrable quelles espérances s’agitent ou quellescraintes?»
Pourtant Maximilien sourit à l’enfant, lui fitd’une voix douce, avec bienveillance, quelquesquestions sur la vallée, la chaumière, les parentsque le pauvre petit avait quittés, lui jeta unepetite pièce d’argent et reprit sa promenade. Aprèsavoir fait quelques pas, il se retourna pour appelerson chien qui, sentant le rat, montrait les dentsà la marmotte hérissée.
— Brount! Brount!
Puis il s’enfonça dans les allées sombres.
Gamelin, par respect, ne s’approcha pas dupromeneur solitaire; mais, contemplant la formemince qui s’effaçait dans la nuit, il lui adressacette oraison mentale:
«J’ai vu ta tristesse, Maximilien; j’ai compris tapensée. Ta mélancolie, ta fatigue et jusqu’à cetteexpression d’effroi empreinte dans tes regards, touten toi dit: «Que la terreur s’achève et que lafraternité commence! Français, soyez unis, soyezvertueux, soyez bons. Aimez-vousles uns les autres…» Eh bien! je servirai tesdesseins; pour que tu puisses, dans ta sagesse etta bonté, mettre fin aux discordes civiles, éteindreles haines fratricides, faire du bourreau un jardinierqui ne tranchera plus que les têtes des choux et deslaitues, je préparerai avec mes collègues duTribunal les voies de la clémence, en exterminant lesconspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons devigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nouséchappera. Et quand la tête du dernier des ennemisde la République sera tombée sous le couteau, tupourras être indulgent sans crime et faire régnerl’innocence et la vertu sur la France, ô père de lapatrie!»
L’Incorruptible était déjà loin. Deux hommesen chapeau rond et culotte de nankin, dont l’un,d’aspect farouche, long et maigre, avait un dragonsur l’œil et ressemblait à Tallien, le croisèrentau tournant d’une allée, lui jetèrent un regardoblique et, feignant de ne point le reconnaître,passèrent. Quand ils furent à une assez grandedistance pour n’être pas entendus, ils murmurèrentà voix basse:
— Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car ilest Dieu. Et Catherine Théot est sa prophétesse.
— Dictateur, traître, tyran! il est encore desBrutus.
— Tremble, scélérat! La roche Tarpéienne est prèsdu Capitole.
Le chien Brount s’approcha d’eux. Ils se turentet hâtèrent le pas.
XXVII
Tu dors, Robespierre! L’heure passe, le tempsprécieux coule…
Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l’Incorruptiblese lève et va parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tuune seconde fois? Gamelin attend, espère.Robespierre va donc arracher des bancs qu’ilsdéshonorent ces législateurs plus coupables que desfédéralistes, plus dangereux que Danton… Non!pas encore. «Je ne puis, dit-il, me résoudre àdéchirer entièrement le voile qui recouvre ceprofond mystère d’iniquité.» Et la foudre éparpillée,sans frapperaucun des conjurés, les effraie tous. On en comptaitsoixante qui, depuis quinze jours, n’osaientcoucher dans leur lit. Marat nommait les traîtres,lui; il les montrait du doigt. L’Incorruptible hésite,et, dès lors, c’est lui l’accusé…
Le soir, aux Jacobins, on s’étouffe dans la salle,dans les couloirs, dans la cour.
Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemismuets. Robespierre leur lit ce discours que laConvention a entendu dans un silence affreux et queles jacobins couvrent d’applaudissements émus.
— C’est mon testament de mort, dit l’homme, vous meverrez boire la ciguë avec calme.
— Je la boirai avec toi, répond David.
— Tous, tous! s’écrient les jacobins, qui se séparentsans rien décider.
Évariste, pendant que se préparait la mort duJuste, dormit du sommeil des disciples au jardindes Oliviers. Le lendemain, il se rendit au Tribunal,où deux sections siégeaient. Celle dont il faisaitpartie jugeait vingt et un complices de laconspiration de Lazare. Et, pendant ce temps,arrivaient les nouvelles: «La Convention, aprèsune séance de six heures, a décrété d’accusationMaximilien Robespierre, Couthon, Saint-Just avecAugustin Robespierre et Lebas, qui ont demandéà partager le sort des accusés. Les cinq proscritssont descendus à la barre.»
On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle voisine, le citoyen Dumas,a été arrêté sur son siège, mais que l’audiencecontinue. On entend battre la générale et sonnerle tocsin.
Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l’ordrede se rendre à l’Hôtel de Ville pour siéger au conseilgénéral. Au son des cloches et des tambours, il rendson verdict avec ses collègues et court chez luiembrasser sa mère et prendre son écharpe. La placede Thionville est déserte. La section n’ose seprononcer ni pour ni contre la Convention. On raseles murs, on se coule dans les allées, on rentre chezsoi. À l’appel du tocsin et de la générale répondentles bruits des volets qui se rabattent et desserrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aînés’est caché dans sa boutique; le portier Remaclese barricade dans sa loge. La petite Joséphineretient craintivement Mouton dans ses bras. Lacitoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté desvivres, cause de tout le mal. Au pied de l’escalier,Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses mèchesnoires collées sur son cou moite.
— Je t’ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir.
Où vas-tu?
— À l’Hôtel de Ville.
— N’y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté… les sections ne marcheront pas. La section desPiques, la section de Robespierre, reste tranquille.Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas àl’Hôtel de Ville, tu te perds inutilement.
— Tu veux que je sois lâche?
— Il est courageux, au contraire, d’être fidèle à laConvention et d’obéir à la loi.
— La loi est morte quand les scélérats triomphent.
— Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur;viens t’asseoir près d’elle, pour qu’elle apaise tonâme irritée.
Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru sidésirable;jamais cette voix n’avait sonné à ses oreilles sivoluptueuse et si persuasive.
— Deux pas, deux pas seulement, mon ami!
Elle l’entraîna vers le terre-plein qui portait lepiédestal de la statue renversée. Des bancs enfaisaient le tour, garnis de promeneurs et depromeneuses. Une marchande de frivolités offrait desdentelles; le marchand de tisane, portant sur son dossa fontaine, agitait sa sonnette; des fillettesjouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs setenaient immobiles, leur ligne à la main. Le tempsétait orageux, le ciel voilé. Gamelin, penché surle parapet, plongeait ses regards sur l’île pointuecomme une proue, écoutait gémir au vent la cime desarbres, et sentait entrer dans son âme un désirinfini de paix et de solitude.
Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voixd’Élodie soupira:
— Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tudésirais être juge de paix dans un petit village?Ce serait le bonheur.
Mais, à travers le bruissement des arbres et la voixde la femme, il entendait le tocsin, la générale, lefracas lointain des chevaux et des canons sur le pavé.
À deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avecune citoyenne élégante, dit:
— Connaissez-vous la nouvelle?… l’Opéra estinstallé rue de la Loi.
Cependant on savait: on chuchotait le nom deRobespierre, mais en tremblant, car on le craignaitencore. Et les femmes, au bruit murmuré de sa chute,dissimulaient un sourire.
Évariste Gamelin saisit la main d’Élodie etaussitôt la rejeta brusquement:
— Adieu! Je t’ai associée à mes destins affreux,j’ai flétri à jamais ta vie. Adieu. Puisses-tum’oublier!
— Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cettenuit: viens à l’Amour peintre. Ne sonne pas;jette une pierre contre mes volets. J’irai t’ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.
— Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverrasplus. Adieu!
En approchant de l’Hôtel de Ville, il entendit montervers le ciel lourd la rumeur des grands jours. Surla place de Grève, un tumulte d’armes, unflamboiement d’écharpes et d’uniformes, les canonsd’Hanriot en batterie. Il gravit l’escalier d’honneuret, en entrant dans la salle du conseil, signe lafeuille de présence. Le conseil général de laCommune, à l’unanimité des 491 membres présents,se déclare pour les proscrits.
Le maire se fait apporter la table des Droits del’homme, lit l’article où il est dit: «Quand legouvernement viole les droits du peuple, l’insurrectionest pour le peuple le plus saint et le plusindispensable des devoirs», et le premier magistratde Paris déclare qu’au coup d’État de la Conventionla Commune oppose l’insurrection populaire.
Les membres du conseil général font serment de mourirà leur poste. Deux officiers municipaux sontchargés de se rendre sur la place de Grève et d’inviterle peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauverla patrie et la liberté.
On se cherche, on échange des nouvelles, on donne desavis. Parmi ces magistrats, peu d’artisans. LaCommune réunie là est telle que l’a faite l’épurationjacobine: des juges et des jurés du Tribunalrévolutionnaire, des artistes comme Beauvalletet Gamelin, des rentiers et des professeurs, desbourgeois cossus, de gros commerçants, des têtespoudrées, des ventres à breloques; peu de sabots,de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges.Ces bourgeois sont nombreux, résolus. Mais, quandon y songe, c’est à peu près tout ce que Pariscompte de vrais républicains. Debout dans la maisonde ville, comme sur le rocher de la liberté, unocéan d’indifférence les environne.
Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutesles prisons où les proscrits ont été enfermés ouvrentleurs portes et rendent leur proie. AugustinRobespierre, venu de la Force, entre le premier àl’Hôtel de Ville et est acclamé. On apprend, à huitheures, que Maximilien, après avoir longtempsrésisté, se rend à la Commune. On l’attend, il vavenir, il vient: une acclamation formidable ébranleles voûtes du vieux palais municipal. Il entre,porté par vingt bras. Cet homme mince, propret,en habit bleu et culotte jaune, c’est lui. Il siège,il parle.
À son arrivée, le conseil ordonne que la façadede la maison Commune sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il parle d’unevoix grêle, avec élégance. Il parle purement,abondamment. Ceux qui sont là, qui ont joué leur viesur sa tête, s’aperçoivent, épouvantés, que c’estun homme de parole, un homme de comités, de tribune,incapable d’une résolution prompte et d’un acterévolutionnaire.
On l’entraîne dans la salle des délibérations.Maintenant ils sont là tous, ces illustres proscrits:Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre parle.Il est minuit et demie: il parle encore. CependantGamelin, dans la salle du conseil, le front colléà une fenêtre, regarde d’un œil anxieux; il voitfumer les lampions dans la nuit sombre. Les canonsd’Hanriot sont en batterie devant la maison de ville.Sur la place toute noire s’agite une fouleincertaine, inquiète. À minuit et demie, des torchesdébouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourantun délégué de la Convention qui, revêtu de sesinsignes, déploie un papier et lit, dans une rougelueur, le décret de la Convention, la mise hors laloi des membres de la Commune insurgée, des membresdu conseil général qui l’assistent et des citoyensqui répondraient à son appel.
La mise hors la loi, la mort sans jugement! laseule idée en fait pâlir les plus déterminés.Gamelin sent son front se glacer. Il regarde lafoule quitter à grands pas la place de Grève.
Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que lasalle, où les conseillers s’étouffaient tout àl’heure, est presque vide.
Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.
Il est deux heures. L’Incorruptible délibère dansla salle voisine avec la Commune et les représentantsproscrits.
Gamelin plonge ses regards désespérés sur la placenoire. Il voit, à la clarté des lanternes, leschandelles de bois s’entrechoquer sur l’auventde l’épicier, avec un bruit de quilles; lesréverbères se balancent et vacillent: un grand vents’est élevé. Un instant après, une pluie d’oragetombe: la place se vide entièrement; ceux quen’avait pas chassés le terrible décret, quelquesgouttes d’eau les dispersent. Les canons d’Hanriotsont abandonnés. Et quand on voit à la lueur deséclairs déboucher en même temps par la rue Antoineet par le quai les troupes de la Convention, lesabords de la maison commune sont déserts.
Enfin Maximilien s’est décidé à faire appel dudécret de la Convention à la section des Piques.
Le conseil général se fait apporter des sabres, despistolets, des fusils. Mais un fracas d’armes, depas et de vitres brisées emplit la maison. Les troupesde la Convention passent comme une avalanche àtravers la salle des délibérations et s’engouffrentdans la salle du conseil. Un coup de feu retentit:Gamelin voit Robespierre tomber la mâchoirefracassée. Lui-même, il saisit son couteau, lecouteau de six sous qui, un jour de famine, avaitcoupé du pain pour une mère indigente, et que, dansla ferme d’Orangis, par un beau soir, Élodie avaitgardé sur ses genoux, en tirant les gages; ill’ouvre, veut l’enfoncer dans son cœur: la lamerencontre une côte et se replie sur la virole quia cédé, et il s’entame deux doigts. Gamelintombe ensanglanté. Il est sans mouvement, mais ilsouffre d’un froid cruel, et, dans le tumulted’une lutte effroyable, foulé aux pieds, ilentend distinctement la voix du jeune dragon Henryqui s’écrie:
— Le tyran n’est plus; ses satellites sont brisés.La Révolution va reprendre son cours majestueux etterrible.
Gamelin s’évanouit.
À sept heures du matin, un chirurgien envoyé par laConvention le pansa. La Convention était pleinede sollicitude pour les complices de Robespierre:elle ne voulait pas qu’aucun d’eux échappât à laguillotine. L’artiste peintre, ex-juré, ex-membredu conseil général de la Commune fut porté sur unecivière à la Conciergerie.
XXVIII
Le 10, tandis que, sur le grabat d’un cachot, Évariste,après un sommeil de fièvre, se réveillait ensursaut dans une indicible horreur, Paris, en sagrâce et son immensité, souriait au soleil;l’espérance renaissait au cœur des prisonniers;les marchands ouvraient allègrement leur boutique,les bourgeois se sentaient plus riches, les jeuneshommes plus heureux, les femmes plus belles, par lachute de Robespierre. Seuls, une poignée dejacobins, quelques prêtres constitutionnels etquelques vieilles femmes tremblaient de voir l’empirepasser aux méchantset aux corrompus. Une délégation du Tribunalrévolutionnaire, composée de l’accusateur public etde deux juges, se rendait à la Convention, pour laféliciter d’avoir arrêté les complots. L’assembléedécidait que l’échafaud serait dressé de nouveausur la place de la Révolution. On voulait que lesriches, les élégants, les jolies femmes pussentvoir sans se déranger le supplice de Robespierre,qui aurait lieu le jour même. Le dictateur et sescomplices étaient hors la loi: il suffisait queleur identité fût constatée par deux officiersmunicipaux pour que le Tribunal les livrâtimmédiatement à l’exécuteur. Mais une difficultésurgissait: les constatations ne pouvaient êtrefaites dans les formes, la Commune étant tout entièrehors la loi. L’assemblée autorisa le Tribunal à faireconstater l’identité par des témoins ordinaires.
Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leursprincipaux complices, au milieu des cris de joie etde fureur, des imprécations, des rires, des danses.
Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelqueforce et pouvait presque se tenir sur ses jambes,fut tiré de son cachot, amené au Tribunal et placésur l’estrade qu’il avait tant de fois vue chargéed’accusés, où s’étaient assises tour à tour tantde victimes illustres ou obscures. Elle gémissaitmaintenant sous le poids de soixante-dix individus,la plupart membres de la Commune, et quelques-unsjurés comme Gamelin, mis comme lui hors la loi.Il revit son banc, le dossier sur lequel il avaitcoutume de s’appuyer, la place d’où il avaitterrorisé des malheureux, la place où il lui avaitfallu subir le regard de Jacques Maubel, deFortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, lesyeux suppliants de la citoyenne Rochemaure quil’avait fait nommer juré et qu’il en avait récompenséepar un verdict de mort. Il revit, dominant l’estradeoù les juges siégeaient sur trois fauteuils d’acajou,garnis de velours d’Utrecht rouge, les bustesde Chalier et de Marat et ce buste de Brutusqu’il avait un jour attesté. Rien n’était changé,ni les haches, les faisceaux, les bonnets rouges dupapier de tenture, ni les outrages jetés par lestricoteuses des tribunes à ceux qui allaient mourir,ni l’âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux,remuant avec zèle ses papiers homicides, et envoyant,magistrat accompli, ses amis de la veille àl’échafaud.
Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupontaîné, menuisier, place de Thionville, membre duComité de surveillance de la section du Pont-Neuf,reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre,ex-juré au Tribunal révolutionnaire, ex-membre duconseil général de la Commune. Ils témoignaient pourun assignat de cent sols, aux frais de la section;mais, parce qu’ils avaient eu des rapports devoisinage et d’amitié avec le proscrit, ilséprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Aureste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaientpressés d’aller boire un verre de vin.
Gamelin fit un effort pour monter dans la charrette:il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure lefaisait cruellement souffrir. Le cocher fouetta saharidelle et le cortège se mit en marche au milieudes huées.
Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:
— Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huitfrancs par jour!… Il ne rit plus: voyez commeil est pâle, le lâche!
C’étaient les mêmes femmes qui insultaient naguèreles conspirateurs et les aristocrates, les exagéréset les indulgents envoyés par Gamelin et sescollègues à la guillotine.
La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagnalentement le Pont-neuf et la rue de la Monnaie: onallait à la place de la Révolution, à l’échafaudde Robespierre. Le cheval boitait; à tout moment,le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. Lafoule des spectateurs, joyeuse, animée, retardaitla marche de l’escorte. Le public félicitait lesgendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coinde la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Desjeunes gens, attablés à l’entresol, dans les salonsdes traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leurserviette à la main, et crièrent:
— Cannibales, anthropophages, vampires!
La charrette ayant buté dans un tas d’ordures qu’onn’avait pas enlevées en ces deux jours de troubles,la jeunesse dorée éclata de joie:
— Le char embourbé!… Dans la gadoue, les jacobins!Gamelin songeait, et il crut comprendre.
«Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste quenous recevions ces outrages jetés à la Républiqueet dont nous aurions dû la défendre. Nous avons étéfaibles; nous nous sommes rendus coupablesd’indulgence. Nous avons trahi la République. Nousavons mérité notre sort. Robespierre lui-même, lepur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude;ses fautes sont effacées par son martyre. À sonexemple, j’ai trahi la République; elle périt: ilest juste que je meure avec elle. J’ai épargné lesang: que mon sang coule! Que je périsse! Jel’ai mérité…»
Tandis qu’il songeait ainsi, il aperçut l’enseignede l’Amour peintre, et des torrents d’amertumeet de douceur roulèrent en tumulte dans son cœur.
Le magasin était fermé, les jalousies des troisfenêtres de l’entresol entièrement rabattues. Quandla charrette passa devant la fenêtre de gauche, lafenêtre de la chambre bleue, une main de femme, quiportait à l’annulaire une bague d’argent, écartale bord de la jalousie et lança vers Gamelinun œillet rouge que ses mains liées ne purentsaisir, mais qu’il adora comme le symbole etl’image de ces lèvres rouges et parfumées donts’était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrentde larmes et ce fut tout pénétré du charme de cetadieu qu’il vit se lever sur la place de la Révolutionle couteau ensanglanté.
XXIX
La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassinsdes Tuileries, les ruisseaux, les fontaines étaientgelés. Le vent du nord soulevait dans les rues desondes de frimas. Les chevaux expiraient par lesnaseaux une vapeur blanche; les citadins regardaienten passant le thermomètre à la porte des opticiens.Un commis essuyait la buée sur les vitres del’Amour peintre et les curieux jetaient un regardsur les estampes à la mode: Robespierre pressantau-dessus d’une coupe un cœur comme un citron,pour en boire le sang, et de grandes piècesallégoriquestelles que la Tigrocratie de Robespierre:ce n’était qu’hydres, serpents, monstres affreuxdéchaînés sur la France par le tyran. Et l’on voyait encore: l’Horrible Conspiration de Robespierre,l’Arrestation de Robespierre,la Mort de Robespierre.
Ce jour-là, après le dîner de midi, PhilippeDesmahis entra, son carton sous le bras, à l’Amour Peintre et apporta au citoyen Jean Blaiseune planche qu’il venait de graver au pointillé,le Suicide de Robespierre.Le burin picaresquedu graveur avait fait Robespierre aussi hideuxque possible. Le peuple français n’était pas encoresaoul de tous ces monuments qui consacraientl’opprobre et l’horreur de cet homme chargé de tousles crimes de la Révolution. Pourtant le marchandd’estampes, qui connaissait le public, avertitDesmahis qu’il lui donnerait désormais à graver des sujets militaires.
— Il va nous falloir des victoires et conquêtes, dessabres, des panaches, des généraux. Nous sommespartis pour la gloire. Je sens cela en moi; moncœur bat au récit des exploits de nos vaillantesarmées. Et quand j’éprouve un sentiment, il est rareque tout le monde ne l’éprouve pas en même temps.Ce qu’il nous faut, ce sont des guerriers et desfemmes, Mars et Vénus.
— Citoyen Blaise, j’ai encore chez moi deux outrois dessins de Gamelin, que vous m’avez donnésà graver. Est-ce pressé?
— Nullement.
— À propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j’ai vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son Oreste et Électre. La tête de l’Oreste, qui ressemble à Gamelin, est vraiment belle, je vous assure… la tête et le bras sont superbes… Le brocanteur m’a dit qu’il n’était pas embarrassé de vendre ces toiles à des artistes qui peindront dessus… Ce pauvre Gamelin! il aurait eu peut-être un talent de premier ordre, s’il n’avait pas fait de politique.
— Il avait l’âme d’un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l’ai démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires étaient encore contenus. Il ne me l’a jamais pardonné… Ah! c’était une belle canaille.
— Le pauvre garçon! Il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l’ont perdu.
— Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!… Il n’est pas défendable.
— Non, citoyen Blaise, il n’est pas défendable.
Et le citoyen Blaise, tapant sur l’épaule du beau Desmahis:
— Les temps sont changés. On peut vous appeler «Barbaroux», maintenant que la Convention rappelle les proscrits… J’y songe: Desmahis, gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday.
Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret. C’était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle se faisait appeler «la citoyenne veuve Chassagne» et était habillée, sous son manteau, d’une tunique rouge, en l’honneur des chemises rouges de la Terreur.
Julie avait d’abord senti de l’éloignement pour l’amante d’Évariste: tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne Blaise, après la mort d’Évariste, avait recueilli la malheureuse mère dans les combles de la maison de l’Amour peintre. Julie s’y était aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, «à la victime», son air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui offrit des hommages qu’elle accepta. Cependant Julie aimait à porter, comme aux jours tragiques, des vêtements d’homme: elle s’était fait faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou deMeudon avec une demoiselle de modes. Inconsolablede la mort du jeune ci-devant dont elle portaitle nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfortà sa tristesse que dans sa fureur, et, quand ellerencontrait des jacobins, elle ameutait contre euxles passants en poussant des cris de mort. Il luirestait peu de temps à donner à sa mère qui, seuledans sa chambre, disait toute la journée sonchapelet, trop accablée de la fin tragique de sonfils pour en sentir de la douleur. Rose étaitdevenue la compagne assidue d’Élodie, quidécidément s’accordait avec ses belles-mères.
— Où est Élodie? demanda la citoyenne Chassagne.
Jean Blaise fit signe qu’il ne le savait pas. Ilne le savait jamais: il en faisait une ligne deconduite.
Julie venait la prendre pour aller voir, en sacompagnie, la Thévenin à Monceaux, où lacomédienne habitait une petite maison avec un jardinanglais.
À la Conciergerie, la Thévenin avait connu un grosfournisseurdes armées, le citoyen Montfort. Sortie la première,à la sollicitation de Jean Blaise, elle obtintl’élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôtlibre, fournit des vivres aux troupes et spéculasur les terrains du quartier de la Pépinière. Lesarchitectes Ledoux, Olivier et Wailly yconstruisaient de jolies maisons, et le terrain yavait, en trois mois, triplé de valeur. Montfortétait, depuis la prison du Luxembourg, l’amantde la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situéprès de Tivoli et de la rue du Rocher, qui valaitfort cher et ne lui coûtait rien, la vente des lotsvoisins l’ayant déjà plusieurs fois remboursé.Jean Blaise était galant homme; il pensait qu’ilfaut souffrir ce qu’on ne peut empêcher: ilabandonna la Thévenin à Montfort sans se brouilleravec elle.
Élodie, peu de temps après l’arrivée de Julieà l’Amour peintre, descendit toute parée aumagasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de lasaison, elle était nue dans sa robe blanche; sonvisage avait pâli, sa taille s’était amincie, sesregards coulaient alanguis et toute sa personnerespirait la volupté.
Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui lesattendait. Desmahis les accompagna: l’actricele consultait pour la décoration de son hôtel etil aimait Élodie qui était à ce moment plus qu’àdemi résolue à ne pas le laisser souffrir davantage.Quand les deux femmes passèrent près de Monceaux,où étaient enfouis sous un lit de chaux lessuppliciés de la place de la Révolution:
— C’est bon pendant les froids, dit Julie; mais,au printemps, les exhalaisons de cette terreempoisonneront la moitié de la ville.
La Thévenin reçut ses deux amies dans un salonantique dont les canapés et les fauteuils étaientdessinés par David. Des bas-reliefs romains, copiésen camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus destatues, de bustes et de candélabres peints enbronze. Elle portait une perruque bouclée, d’unblond de paille. Les perruques, à cette époque,faisaient fureur: on en mettait six ou douze oudix-huit dans les corbeilles de mariage. Une robe«à la cyprienne» enfermait son corps comme unfourreau.
S’étant jeté un manteau sur les épaules, elle menases amies et le graveur dans le jardin, que Ledouxlui dessinait et qui n’était encore qu’un chaosd’arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefoisla grotte de Fingal, une chapelle gothique avecune cloche, un temple, un torrent.
— Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins,je voudrais élever un cénotaphe à la mémoire de cetinfortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui étais pasindifférente. Il était aimable. Les monstres l’ontégorgé: je l’ai pleuré. Desmahis, vous medessinerez une urne sur une colonne.
Et elle ajouta presque aussitôt:
— C’est désolant… Je voulais donner un bal cettesemaine, mais tous les joueurs de violons sont retenustrois semaines à l’avance. On danse tous les soirschez la citoyenne Tallien.
Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisitles trois amies et Desmahis au Théâtre Feydeau.Tout ce que Paris avait d’élégant y était réuni.
Les femmes, coiffées «à l’antique» ou «à la victime»,en robes très ouvertes, pourpres ou blancheset pailletées d’or; les hommes portantdes collets noirs très hauts et leur mentondisparaissant dans de vastes cravates blanches.
L’affiche annonçait Phèdre et le Chien du jardinier.Toute la salle réclama l’hymnecher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le Réveil du peuple.
Le rideau se leva et un petit homme, gros et court,parut sur la scène: c’était le célèbre Lays.
Il chanta de sa belle voix de ténor:
- Peuple français, peuple de frères!…
Des applaudissements si formidables éclatèrent queles cristaux du lustre en tintaient. Puis on entenditquelques murmures, et la voix d’un citoyen enchapeau rond répondit, du parterre, par l’hymne des Marseillais:
- Allons, enfants de la patrie!…
Cette voix fut étouffée sous les huées; des crisretentirent:
— À bas les terroristes! Mort aux jacobins!
Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois, l’hymnedes thermidoriens:
- Peuple français, peuple de frères!…
Dans toutes les salles de spectacle on voyait lebuste de Marat élevé sur une colonne ou porté surun socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se dressaitsur un piédouche, du côté «jardin», contre le cadre demaçonnerie qui fermait la scène.
Tandis que l’orchestre jouait l’ouverture dePhèdre et Hippolyte, un jeune muscadin,désignant le buste du bout de son gourdin, s’écria:
— À bas Marat!
Toute la salle répéta:
— À bas Marat! À bas Marat!
Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:
— C’est une honte que ce buste soit encore debout!
— L’infâme Marat règne partout, pour notredéshonneur! Le nombre de ses bustes égale celuides têtes qu’il voulait couper.
— Crapaud venimeux!
— Tigre!
— Noir serpent!
Soudain un spectateur élégant monte sur le rebordde sa loge, pousse le buste, le renverse. Et latête de plâtre tombe en éclats sur les musiciens,aux applaudissements de la salle, qui, soulevée,entonne debout le Réveil du Peuple:
- Peuple français, peuple de frères!…
Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodiereconnut le joli dragon, le petit clerc deprocureur, Henry, son premier amour.
Après la représentation, le beau Desmahis appelaun cabriolet, et reconduisit la citoyenne Blaiseà l’Amour peintre.
Dans la voiture, l’artiste prit la main d’Élodieentre ses mains:
— Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?
— Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.
— Je les aime en vous.
Elle sourit:
— J’assumerais une grande charge, malgré lesperruques noires,blondes, rousses qui font fureur, si je me destinaisà être pour vous toutes les sortes de femmes.
— Élodie, je vous jure…
— Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vousavez beaucoup de candeur, ou vous m’en supposez trop.
Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle sefélicita comme d’un triomphe de lui avoir ôté toutson esprit.
Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent deschants et des cris et virent des ombres s’agiter autourd’un brasier. C’était une troupe d’élégants, qui, ausortir du théâtre Français, brûlaient un mannequinreprésentant l’Ami du peuple.
Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne uneeffigie burlesque de Marat, pendue à la lanterne.
Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tournavers les bourgeois et leur conta comment, la veilleau soir, le tripier de la rue Montorgueil avaitbarbouillé de sang la tête de Marat en disant:«C’est ce qu’il aimait», comment des petits garçonsde dix ans avaient jeté le buste à l’égout, etavec quel à-propos les citoyens s’étaient écriés:«Voilà son Panthéon!»cependant l’on entendait chanter chez tous lestraiteurs et tous les limonadiers:
- Peuple français, peuple de frères!…
Arrivée à l’Amour peintre:
— Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet.
Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de douceur, qu’elle n’eut pas le courage de le laisser à la porte.
— Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu’un instant.
Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe blanche à l’antique, pleine et tiède de ses formes.
— Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est tout préparé.
Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.
Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle pliait sous les baisers, elle se dégagea:
— Laissez-moi.
Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle regarda, avec mélancolie, la bague qu’elle portait à l’annulaire de sa main gauche, une bague d’argent où la figure de Marat, toute usée, écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu’à ce que les larmes eussent brouillé sa vue, l’ôta doucement et la jeta dans les flammes.
Alors, brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d’amour, elle se jeta dans les bras de Philippe.
La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaiseouvrit à son amant la porte de l’appartement etlui dit tout bas dans l’ombre:
— Adieu, mon amour… C’est l’heure où mon père peutrentrer: si tu entends du bruit dans l’escalier, montevite à l’étage supérieur et ne descends que quand iln’y aura plus de danger qu’on te voie. Pour te faireouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à lafenêtre de la concierge. Adieu, ma vie! adieu, monâme!
Les derniers tisons brillaient dans l’âtre. Élodielaissa retomber sur l’oreiller sa tête heureuse etlasse.
FIN